Par Kellyane Levac
Deux jours à peine ont séparé la journée mondiale de la liberté de la presse et l’annonce inattendue de la fermeture de la chaine nationale ABS-CBN par le gouvernement philippin. Non seulement cette décision affecte les quelque 11 000 employés de la compagnie alors de la pandémie de COVID-19 fait rage, mais elle constitue un autre coup dur pour une liberté de presse et une démocratie déjà fragile dans le pays. Sauront-elles survivre à Duterte?
Au sein de l’indice mondial de la liberté de la presse, les Philippines obtiennent le 136e rang, aux côtés de l’Oman et de la Palestine, le gouvernement Duterte étant déjà suspecté d’utiliser son pouvoir pour faire taire ses détracteurs (Reporters Without Borders, 2020). Ainsi, la chaîne nationale ABS-CBN n’est qu’une compagnie parmi tant d’autres se retrouvant victime de la croissante répression subie par les journalistes dans l’archipel.
Le 5 mai dernier n’a pas seulement vu la fermeture de ABS-CBN. Le journaliste radio Cornelio Pepino, aussi connu sous le nom de Rex Cornelio par ses auditeurs, a été abattu de cinq balles lors d’une promenade à moto avec sa femme dans la ville de Dumaguete. Critique des politiques nationales et locales, il est le troisième journaliste à se faire assassiner depuis 2018, un total atteignant désormais les 16 victimes depuis l’élection présidentielle en 2016 (Regencia, 2020). Le site Rappler et son éditrice, Maria Ressa, sont, quant à eux, aux prises avec près de douze accusations déposées par le gouvernement, ce dernier ayant aussi forcé le plus grand journal philippin, The Philippine Daily Inquirer, à être vendu au millionnaire Ramon Ang, un allié de Duterte (Venzon, 2017).
Mais pourquoi Duterte s’en prend-il à ABS-CBN? La compagnie, détenue par la famille Lopez et le plus grand diffuseur médiatique du pays, s’est vu refuser un permis temporaire par le congrès philippin, majoritairement dirigé par le PDP-Laban, parti politique affilié à Rodrigo Duterte. La raison du refus? Une menace, lancée par l’un des meilleurs avocats gouvernementaux, Jose Calida, de poursuivre les régulateurs de la Commission nationale des télécommunications (NTC) si un permis temporaire était octroyé. Selon ses dires, la NTC fut contrainte de « suivre la loi » (Lo, 2020). Mais quelle loi?
Depuis 2016, les tensions dominent la relation entre le diffuseur médiatique et Duterte. Durant les campagnes présidentielles, on refuse à Duterte la diffusion de certaines publicités par ABS-CBN. Ce n’est qu’en février, lors d’une audience du Sénat, que la compagnie s’est excusée de ses actions passées, ce qui n’a pas eu raison de l’hostilité du président. La couverture médiatique de la « guerre contre la drogue » et des exécutions extrajudiciaires menées par le président n’a que détérioré la relation déjà fragile entre les deux camps (Lo, 2020). Malgré la grande publicité de sa plateforme lors des présidentielles et du support populaire croissant, Rodrigo Duterte demeure très critique envers les médias, ceux-ci dévoilant la violence réservée envers les trafiquants et les toxicomanes (Gutierrez, 2020).
Avec une majorité de sièges au congrès et la convergence du président avec le Parti communiste de Chine, réputé pour sa violation des droits humains, l’avenir de la liberté de la presse sous le gouvernement du PDP-Laban semble incertain dans un pays marqué par la violence.
Une nouvelle culture d’impunité?
Le contexte dans lequel s’inscrit la répression de la liberté de la presse n’est malheureusement pas nouveau. Depuis l’ère du dictateur Marcos, sous lequel la loi martiale a été imposée sur l’ensemble de l’archipel, la liberté de la presse s’est peu améliorée malgré la réintroduction de la démocratie en 1986.
Près de 11 ans après le massacre de Maguindanao, considéré comme l’événement le plus meurtrier pour les journalistes de l’histoire selon le Comité pour la protection des journalistes (CJP), le gouvernement Duterte s’inscrit parmi ses prédécesseurs des années 1970 et 1986 qui s’efforcent de prendre le contrôle des médias.
Toutefois, contrairement à Marcos, Rodrigo Duterte mobilise des tactiques révélatrices de son époque : maintenir une épée de Damoclès au-dessus des critiques et de leur famille, ou encore les forcer à mettre fin à leur activité à coup de procès légaux (Thibault, 2020). Évidemment, il est bien plus facile de nuire à ses ennemis de cette façon, plutôt que de se mettre la population à dos avec l’imposition de la loi martiale.
Comme le rappelle Carlos Conde, chercheur philippin pour Human Rights Watch, le travail journalistique de certains médias philippins tels que ABS-CBN et Rappler sont à la source du conflit entre ces derniers et le gouvernement Duterte (Conde, 2018). Il n’était pas rare aux Philippines d’apprendre l’arrestation et l’emprisonnement de journalistes en raison de diffamation ou de propagation des « fake news », mais la violence et les procès déposés par l’administration de Duterte démontrent un nouveau niveau de coercition.
En dépit des déclarations de Rodrigo Duterte indiquant que celui-ci n’a rien à voir avec la décision de fermer la chaîne télévisée ABS-CBN et que la liberté de la presse reste « libre et robuste », il est difficile de croire à sa neutralité à la suite des menaces répétitives lancées envers la compagnie concernant le renouvellement de son contrat (Amnesty International, 2020). De plus, l’incitation à la vente de la chaîne nationale avant l’expiration de son contrat indique clairement que le président Duterte utilise son pouvoir pour taire ses détracteurs (Morales, 2019). Enfin, considérant les 65 sièges du PDP-Laban au Congrès, ainsi que son alliance avec le parti Nacionalista – celui-ci ayant 42 sièges – le chef d’État maintiendra aisément un contrôle de fer sur la politique du pays.
Malgré les épreuves auxquelles font face les médias philippins, ceux-ci persistent dans leur lutte pour la liberté de la presse. En revanche, en s’en prenant ainsi aux journalistes, Duterte mine la déjà fragile démocratie de son pays et son règne risque d’être, au final, comparable à celui de Ferdinand Marcos.
Bibliographie
Amnesty International. 2020. “Philippines: Major TV network threatened by authorities must be allowed to air.” Amnesty International. Retrieved from : https://www.amnesty.org/en/latest/news/2020/05/philippines-major-tv-network-threatened-allowed-to-air/
Conde, Carlos. 2018. “A new weapon against press freedom in the Philippines.” The Global and Mail. Retrieved from: https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-a-new-weapon-against-press-freedom-in-the-philippines/
Gutierrez, Jason. 2020. “Leading Philippine Broadcaster, Target of Duterte’s Ire, Forced Off the Air.” The New York Times. Retrieved from: https://www.nytimes.com/2020/05/05/world/asia/philippines-abs-cbn-duterte.html
Lo, Barnaby. 2020. “Philippines’ biggest TV network silenced after years feuding with Duterte.” CBS News. Retrieved from: https://www.cbsnews.com/news/abs-cbn-philippines-cease-operations-rodrigo-duterte/
Morales, Neil Jerome. 2019. “Philippines’ Duterte tells troubled media conglomerate owners to sell out.” Reuters News Agency. Retrieved from: https://www.reuters.com/article/philippines-media/philippines-duterte-tells-troubled-media-conglomerate-owners-to-sell-out-idUSL8N29414Y
Regencia, Ted. 2020. “Murder of radio anchor caps turbulent day in Philippine media.” Al Jazeera. Retrieved from: https://www.aljazeera.com/news/2020/05/murder-radio-anchor-caps-turbulent-day-philippine-media-200506010930285.html
Reporters Without Borders. 2020. “2020 World Press Freedom Index.” RSF. Retrieved from: https://rsf.org/en/ranking
Thibault, Folly Bah. 2020. “Will media freedom in the Philippines survive?” Al Jazeera. Retrieved from: https://www.aljazeera.com/programmes/insidestory/2020/02/media-freedom-philippines-survive-200215191538615.html
Venzon, Cliff. 2017. “Blasted by Duterte, Philippine Daily Inquirer owners opt to sell.” Nikkei Asian Review. Retrieved from: https://asia.nikkei.com/Business/Blasted-by-Duterte-Philippine-Daily-Inquirer-owners-opt-to-sell