Philippines-Japon: une coopération tentée par les États-Unis?

Par Laurianne Bossé

En janvier 2017, le premier ministre japonais, Shinzo Abe, promettait de fournir une assistance financière aux Philippines d’un billion de yen sur 5 ans. [1] Cette promesse fait état de la nature économique des relations entre le Japon et les Philippines, mais il serait erroné de croire que ce n’est que ce seul aspect qui motive l’entretien de relations bilatérales entre ces deux États. Malgré un passé teinté de conquête, les deux États asiatiques ont aujourd’hui un partenariat stratégique [2] qui touche non seulement le volet économique, mais également la question de la sécurité nationale et régionale. D’autre part, chacun de ces États entretient une relation particulière avec les États-Unis. De ce fait, quelle est la place du géant américain dans la relation Japon-Philippines? Agit-il en tant que facilitateur des relations ou, au contraire, agit-il comme frein à cette relation intra-régionale?

À l’origine, les relations entre les Philippines et le Japon étaient quelque peu houleuses. En effet, suite à la Deuxième Guerre mondiale, la réputation du Japon dans les pays de l’ASE n’était pas particulièrement reluisante, entre autres à cause de l’enjeu des femmes de réconfort, enjeu qui, à ce jour, n’est toujours pas résolu aux Philippines. [3] Malgré cette problématique, le Japon a su séparer sa politique de son économie (politique du seikei bunri), permettant ainsi au Japon d’investir dans les États socialistes sans remettre en cause sa position politique, plutôt calquée sur les valeurs des États de l’Ouest ; ainsi, à travers ses dédommagement de guerre, payés en biens, le Japon a su intégrer le marché sud-est-asiatique. [4] Or, chacun de ces États entretenait également certaines ententes bilatérales avec les États-Unis, et ce, dès les années 50. [5] Malgré le caractère indépendant de chacune de ces ententes américaines, il reste que dès les débuts de la Guerre Froide, les bases des relations entre le Japon et les Philippines étaient déjà mises en place.

À l’heure actuelle, le Japon et les Philippines entretiennent des liens très étroits, comme en témoigne le Japan-Philippines Economic Partnership (JPEPA), accord signé en 2008. [6] Le JPEPA est un accord bilatéral portant principalement sur les échanges et en facilitant les processus en mettant en place des termes d’échange favorables (notamment la réduction des tarifs douaniers). [7] Une autre dimension du JPEPA est celle de la migration des professionnels du domaine de la santé, visant ainsi à faciliter la venue d’infirmiers et d’infirmières des Philippines voulant travailler au Japon. [8] Cette dimension migratoire au JPEPA a toutefois eu peu de succès, pour une variété de raisons développées plus en détails dans le texte suivant. Outre le JPEPA, le Japon s’investit donc financièrement aux Philippines depuis les années 70, sous la forme d’aide publique au développement (APD) et d’investissements directs étrangers (IDE), et ce, malgré les nombreux enlèvements d’investisseurs japonais en 1986. [9] Encore aujourd’hui, les IDE japonais jouent un rôle primordial dans la promotion de l’industrialisation des Philippines.[10]

Les liens entretenus par ces deux États ne s’arrêtent toutefois pas à la dimension économique. En effet, ces relations s’attardent également à la dimension sécuritaire et au maintien de la paix, dimension mise de l’avant notamment via la doctrine Fukuda de 1977, une doctrine politique stipulant la vocation du Japon comme promoteur de la paix et amie de l’ASE. [11] Un exemple digne de mention est le cas du processus de paix de Mindanao, en cours depuis 1969. [12] Dans ce conflit opposant des groupes militants musulmans au gouvernement philippin, l’État japonais a soutenu à la fois le gouvernement philippin et le Front Moro islamique de libération en participant à l’avancement du processus de paix, à la reconstruction et au développement. [13]

Mais en quoi les États-Unis ont-ils, de près ou de loin, une influence sur les relations Philippines-Japon? Historiquement, les deux États asiatiques ont effectivement entretenu de forts liens avec la puissance américaine : chacun s’est appuyé sur la puissance militaire américaine dès les années 50, d’une part pour freiner les potentielles attaques externes communistes, et d’autre part pour calmer les tensions internes. Or, à l’heure actuelle, et vis-à-vis la montée en puissance de la Chine, ces alliances courent le risque de tomber en désuétude. [14] D’autre part, dû aux récentes critiques du président Duterte vis-à-vis les États-Unis, il est possible que le rôle du Japon dans cette relation tripartite évolue et que l’État nippon prenne le rôle de médiateur dans cette relation. [15]

Ainsi, les relations bilatérales entre le Japon et les Philippines vont bien au-delà de la simple alliance commune aux États-Unis. Même s’il est vrai que les deux États asiatiques partagent ce passé particulier avec l’hégémon américain, les échanges aux niveaux commerciaux et sécuritaires ont d’autres facteurs de motivation, notamment celui de la montée en puissance chinoise. Il est encore difficile de prévoir comment la prise de position de la Chine et ses avancées en mer de Chine méridionale affecteront les relations Philippines-Japon et, de la même façon, les relations Philippines-Japon-États-Unis.

 

1 MOFA 2020, 65.

2 Ibid., 65.

3 Trinidad 2018, 191.

4 Ibid., 191.

5 Cruz de Castro 2009, 693.

6 Tana et Takagi 2018, 312.

7 Yagi et al. 2014, 244.

8 Ibid., 244.

9 Tana et Takagi 2018, 313.

10 Ibid., 316.

11 Boulanger 2019, 170.

12 MOFA 2020, 65.

13 Ibid. 65-66.

14 Cruz de Castro 2009, 693-694.

15 Tana et Takagi 2018, 312.

 

Bibliographie

Boulanger, É. 2019. « La coopération entre le Japon et l’ASEAN » dans L’Asie du Sud-Est à la croisée des puissances. Sous la direction de Serge Granger et Dominique Caouette. 163-182. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.

Cruz De Castro, Renato. 2009. « Exploring a 21st-Century Japan-Philippine Security Relationship: Linking Two Spokes Together? » Asian Survey 49, 4: 691–715. https://doi.org/10.1525/as.2009.49.4.691.

Ministère des affaires étrangères du Japon (MOFA). Diplomatic Bluebook 2020. Octobre 2020. p.64-66. [https://www.mofa.go.jp/fp/pp/page22e_000932.html]

Tana, Maria Thaemar et Yusuke Takagi. « Japan’s foreign relations with the Philippines: A case of evolving Japan in Asia. » dans Japan’s Foreign Relations in Asia, pp. 312-328. Routledge, 2018.

Trinidad, D.D.  « Towards strategic partnership: Philippines–Japan relations after seventy years. » dans Routledge handbook of the contemporary Philippines, pp. 186-196. Routledge, 2018.

  1. « Domestic Factors and Strategic Partnership: Redefining Philippines-Japan Relations in the 21st Century. » Asian Politics & Policy 9: 613-635. https://doi.org/10.1111/aspp.12352

Yagi, Nozomi, Tim K. Mackey, Bryan A. Liang et Lorna Gerlt. 2014. « Policy Review: Japan–Philippines Economic Partnership Agreement (JPEPA)—Analysis of a failed nurse migration policy. » International journal of nursing studies 51, 2: 243-250.

 

Pour en savoir plus :

L’enjeu des femmes de réconfort

Ward, T.J., Lay, W.D. « The Comfort Women Controversy: Not Over Yet. » East Asia 33, 255–269 (2016). https://doi.org/10.1007/s12140-016-9260-z 

La politique de migration d’infirmier.ère.s

Yagi, Nozomi, Tim K. Mackey, Bryan A. Liang et Lorna Gerlt. « Policy Review: Japan–Philippines Economic Partnership Agreement (JPEPA)—Analysis of a failed nurse migration policy. » International journal of nursing studies 51, no. 2 (2014): 243-250.

Le processus de paix de Mindanao

Brown, Graham K. « The long and winding road: the peace process in Mindanao, Philippines. » IBIS Discussion Paper 6 (2011): 42p.

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