Par Madeleine Rouleau-Dumas
Un sondage comparatif de 2017 montre que 88 % des Vietnamien-ne-s ont une vision défavorable de la Chine. [1] Qu’est-ce qui explique cette réticence, considérant les similitudes politiques, géographiques et culturelles entre ces pays ?
Mille ans de domination chinoise
De 111 av. è. c. à 939 è. c., le Vietnam [2] est sous domination chinoise. Durant cette période, deux types de migrant-e-s arrivent sur le territoire. Ceux-celles qui sont venu-e-s coloniser (administrateur-trice-s, agriculteur-trice-s et propriétaires foncier-ère-s) et ceux-celles qui sont allé-e-s chercher refuge contre les bouleversements politiques dans d’autres parties de l’Empire. [3]
Toutefois, c’est cette première catégorie qui a un impact important sur la politique du pays. En effet, les mariages mixtes et l’incorporation de la population chinoise conduit à l’émergence d’une classe dirigeante sino-vietnamienne et, par le fait même, à des efforts de décolonisation sociale et économique qui aboutissent à l’indépendance en 939 è. c.. [4]
La colonisation française
Lorsque la France colonise le Vietnam plusieurs siècles plus tard, de nombreuses mesures sont implantées dans différentes régions pour réguler l’importante migration chinoise.
Par exemple, en Cochinchine, diverses règles libérales, dont la décision du 11 août 1862, permettent aux Chinois-ses de choisir entre rejoindre une congrégation ou travailler pour des Européen-ne-s. Toutefois, ce choix est retiré, quelques années plus tard, et le système d’affiliation à une congrégation chinoise devient obligatoire partout dans la colonie. [5] Grâce à ce système, les autorités françaises peuvent dorénavant mieux contrôler et lever des impôts sur la diaspora.
Cependant, les chinois-es sont mécontent-e-s de cette charge fiscale, principalement dû au fait qu’ils-elles doivent gérer eux-elles-mêmes les paiements d’impôts et ont peu de liberté dans les domaines éducatifs, sociaux et spirituels. Avec la proximité géographique et les affinités culturelles, les liens entre la Chine et les Sino-vietnamien-ne-s sont très étroits. Ainsi, la République populaire de Chine (RPC) intervient souvent en veillant que la France ne fasse pas de discrimination envers la communauté. «Selon l’accord signé avec les Français en 1946, le gouvernement chinois avait même le droit de mettre son veto à la sélection des leaders officiels de la communauté chinoise au Vietnam, établissant ainsi un lien direct entre la Chine et les Chinois au Vietnam. »[6]
Exode de masse
La fin des années 1970 représente une période tourmentée pour la diaspora chinoise. Au cours du mois d’avril et mai 1978, 70 000 personnes ont traversé la frontière du Vietnam vers la Chine. À la fin juillet, le nombre total de réfugié-e-s dépassent les 160 000. [7]
En 1975, suite à la guerre du Vietnam, le pays se reconstruit selon les principes socialistes. Au niveau économique, la communauté chinoise est la plus touchée. Vu son rôle prédominant, la répression du commerce privé met plusieurs Chinois-es aux chômages et nombreux-euses sont délocalisé-e dans de nouvelles zones économiques. [8]
Au niveau politique, la diaspora se voit, entre autres, obligée d’obtenir une carte de citoyenneté, sans quoi plusieurs mesures répressives sont imposées (par exemple, la réduction rations alimentaires).
Conséquemment, les différentes actions poussent la communauté à fuir vers le nord pour se réfugier en Chine. Face à la situation, la RPC pointe du doigt le Vietnam pour sa discrimination, ce qui conduit à la détérioration rapide de leur relations. En effet, elle suspend plusieurs projets sur le territoire et, le 1er juin 1978, envoie des navires pour évacuer les ressortissant-e-s chinois-es persécuté-e-s. [9] En réponse, la République socialiste du Vietnam (RSV) lance une campagne de presse contre leur voisin du nord. En 1979, une guerre est déclarée à leurs frontières mutuelles.
Le sentiment anti-chinois et la mer de Chine méridionale
Lors des dernières années, les relations entre la RSV et la RPC ont beaucoup évoluées, et ce, principalement suite au développement massif de la Chine. Sa propriété d’investissements majeurs sur le territoire fait craindre aux Vietnamien-ne-s une invasion économique.
Toutefois, c’est la question de la mer de Chine méridionale qui définit particulièrement ce sentiment anti-chinois en RSV. En effet, la RPC a affirmé sa souveraineté incontestable sur tous les territoires terrestres et eaux situées à l’intérieur des droits maritimes de cette région. [10] Pour assurer ce monopole, le pays a pris une série de mesures répressives contre le Vietnam depuis 2014 « […] when the presence of a Chinese oil rig sparked anti-Chinese riots in Vietnam. » [11] En juin 2017, Beijing menace Hanoï d’actions militaires si elle n’arrête pas de forer dans la zone économique exclusive de la région.
Ainsi, le sentiment anti-chinois au Vietnam peut se définir comme un produit sociopolitique pour servir différents objectifs.[12] La discrimination sino-vietnamienne est directement reliée aux relations entre les deux pays. Le gouvernement et les médias vietnamiens jouent avec cette vision pour leurs propres fins, principalement pour justifier les mesures prises contre le géant chinois.
NOTES EN BAS DE PAGE
[1] Wike, Richard. (2017) Global Attitudes Toward China and the U.S. Pew Research Center.
[2] Même si, à cette époque, le Vietnam fait partie de l’Empire chinois, le nom « Vietnam » sera utilisé pour parler de la délimitation géographique qu’est aujourd’hui l’État indépendant.
[3] Amer, R. (2010). French Policies towards the Chinese in Vietnam. A Study of Migration and Colonial Responses. Moussons. Recherche en sciences humaines sur l’Asie du Sud-Est, (16), par.3
[4] Idem, par.4
[5] Idem, par.38-44
[6] « According to the agreement signed with the French in 1946, the Chinese Government was even entitled to veto the selection of formal Chinese community leaders in Vietnam, thereby establishing a direct link between China and the Chinese in Vietnam » Chang, P. M. (1982). The Sino-Vietnamese dispute over the ethnic Chinese. China Q., p.195
[7] Idem, p.207
[8] Amer, R. (2013) “Ethnic Minorities, Government Policies and Foreign Relations—Lessons from the Cases of the Ethnic Chinese in Vietnam and the Ethnic Vietnamese in Cambodia”. Plural Coexistence and Sustainability : Asian Experiences in Interdisciplinary Perspectives. p.8-9
[9] Chang, P. M. (1982). The Sino-Vietnamese dispute over the ethnic Chinese. China Q., p.213
[10] Ratner, E. (2017). Course Correction: How to Stop China’s Maritime Advance. Foreign Affairs, 96, p.65
[11] Kuok, L. (2019). How China’s actions in the South China Sea undermine the rule of law. Global China, November. p.4
[12] Nguyen, N. H. T. (2017) Anti-Chinese Sentiment in Contemporary Vietnam: Constructing Nationalism, New Democracy, and the Use of “the Other”. Undergraduate Student Research Awards. p.6
Bibliographie
Amer, R. (2013) « Ethnic Minorities, Government Policies and Foreign Relations—Lessons from the Cases of the Ethnic Chinese in Vietnam and the Ethnic Vietnamese in Cambodia ». Plural Coexistence and Sustainability: Asian Experiences in Interdisciplinary Perspectives.
Amer, R. (2010). French Policies towards the Chinese in Vietnam. A Study of Migration and Colonial Responses. Moussons. Recherche en sciences humaines sur l’Asie du Sud-Est, (16), 57-80.
Amer, R. (1999). Sino-Vietnamese relations: past, present and future. Vietnamese Foreign Policy in Transition, 68–130.
Chang, P. M. (1982). The Sino-Vietnamese dispute over the ethnic Chinese. China Q., 195–230
Kuok, L. (2019). How China’s actions in the South China Sea undermine the rule of law. Global China, November.
Lai, C. (2019) A Coercive Brotherhood: Sino-Vietnamese Relations from the 1990s to 2018. Journal of Contemporary China, 29 (123), 469–486.
Nguyen, N. H. T. (2017) Anti-Chinese Sentiment in Contemporary Vietnam: Constructing Nationalism, New Democracy, and the Use of “the Other”. Undergraduate Student Research Awards. 40.
Ratner, E. (2017). Course Correction: How to Stop China’s Maritime Advance. Foreign Affairs, 96, 64–72.
Wike, Richard. (2017) Global Attitudes Toward China and the U.S. Pew Research Center.