par Cédrick Ménard
Le débat autour de la prostitution en Thaïlande s’est internationalisé au tournant des années 80s. Les interactions entre touristes et prostituées locales passaient auparavant hors de la mire du champ d’intérêt des organisations mondiales. La découverte de la traite des humains et de l’implication des enfants dans celle-ci se voit donc être un changement de paradigme important dans la médiatisation des enjeux locaux avec lesquels la Thaïlande était aux prises. Dès lors, la structure occidentale des discours sur la prostitution a primé sur les formes spécifiques aux phénomènes locaux. La transnationalisation des enjeux proprement Thaïlandais par ses ONGs locales a donc paradoxalement eu pour effet l’exclusion politique et l’effacement de la majorité des prostituées du pays[1].
Peindre un portrait de la prostitution telle que vécue en Thaïlande se voit d’abord pertinent. Le caractère passager de celle-ci est à souligner. En moyenne, les filles qui se prostituent le font dans leur jeunesse pendant environ 18 mois à deux ans. Bon nombre d’entre elles, d’origine rurale modeste, rentre par la suite au domicile familial pour y continuer sa vie. Le voyage à l’extérieur du village dans le cadre d’un « questionnement de son destin » généralisé dans la culture locale justifie habituellement ce départ temporaire. Beaucoup des travailleuses durant leur séjour participent à l’envoi de fond à leur famille restée au village. Le roulement de la main d’œuvre du marché du sexe est donc important[2]. Les conceptions occidentales d’une prostitution délocalisée et anhistorique généralisées se superposent maladroitement à la réalité thaïlandaise[3].
Étude de cas sur l’ONG Empower
Les ONGs féministes locales s’attardaient vraisemblablement aux enjeux sans l’implication de l’international entre les décennies 1960 et 1980. L’expansion du tourisme sexuel et surtout le fait que des enfants s’y retrouvent emmêlés choque tout d’un coup l’Occident. Dès lors, son poid sur les institutions féministes traitant du sujet de la prostitution s’alourdi à l’échelle planétaire[4].
La déviation de l’objectif principal de l’ONG « Empower » au fil du temps caractérise adéquatement cette tendance. Son engagement auprès des prostituées s’est vu grandement influencé par les tendances internationales. À ses débuts, l’ONG s’engage à un soutien pratique et localisé, en contact direct avec les prostituées du cartier de Patpong. Empower est donc pragmatique et non-politisé. Son objectif est clair, apporter un soutien humain aux femmes de l’industrie du sexe[5].
Avant le débat autour de l’intégration des enfants au tourisme sexuel, Empower travaillait conjointement avec d’autres ONGs locales malgré les différents idéologiques. Pourtant, une fois ce débat mis en tête d’affiche, le consensus général à l’international devient davantage défavorable au soutien de la prostitution. On la qualifie d’esclavage sexuel. La condamnation de l’activité est quasi unanime. Pourtant, Empower travaille toujours au près des travailleuses du sexe de façon pragmatique. Les autres organismes féministes locales, eux, s’alignent majoritairement avec l’Occident. Empower se retrouve isolée[6].
C’est cependant l’épidémie du SIDA qui amorce les changements les plus importants au cœur de l’ONG. Le support à la santé des victimes de la maladie devient un enjeu mondial. L’épidémie transforme la visibilité des organisations aux services des travailleuses du sexe et La communauté internationale reconnait pour la première fois leur légitimité. Empower capitalise alors les bénéfices de cette nouvelle visibilité et s’engage comme défenseuse des droits des prostituées. C’est la nature même de l’ONG qui change, elle est maintenant politisée.
Empower dès lors radicalise son discours et s’associe à d’autres associations de défense de travailleuses du sexe à l’international. Entre autres, elle fait partie de « l’Asia Pacific Network of Sex Workers » qui regroupe des ONGs du Japon, de la Malaise de l’Australie et de l’Inde. Le rôle d’Empower est cependant fort important dans l’organisation puisque celle-ci siège à Bangkok. Ce genre d’organisme favorise l’homogénéisation des prises de position sur la sexualité commerciale, souvent selon les critères dominants, soit ceux imposés par l’Occident. Sans s’en rendre compte, l’ONG est victime d’un détachement important avec la réalité locale et ses ambitions originels[7].
Empower, qui à la base était un organisme d’aide pragmatique aux femmes de l’industrie de sexe dans le besoin, ne s’aventure dorénavant même plus sur le terrain. Hormis le fait qu’elle se présente officiellement comme porte-parole et défenseuse des droits des prostituées, aucune d’entre elles ne travaillent concrètement pour l’ONG. Empower se limite à l’aide aux femmes qui viennent d’elles-mêmes à ses bureaux. De plus, cette « aide » s’apparente davantage à des cours d’anglais qu’à quoi que ce soit d’autre. L’engagement est à un tel point dilué que certaines femmes qui y apprennent l’anglais ignorent la connexion de l’ONG au secteur de la prostitution. Ceci n’empêche pourtant pas Empower d’enregistrer chacune de ses étudiantes comme « sex worker ». L’association produit de la sorte des statistiques favorables et qui s’alignent avec les exigences des donateurs. Elle profite donc d’une image méliorative à l’international et de dons en capital[8].
En somme, l’internationalisation de l’engagement auprès des travailleuses du sexe semble avoir eu pour effet la dilution de l’implication des ONGs qui y participaient. Dans le cas thaïlandais et d’Empower, une déviation importante des objectifs originels s’est observée. Cette dernière est tellement à l’écart de sa cause qu’il est possible de d’affirmer qu’elle se fait porte-parole d’une population qu’elle ne représente pas.
BIBLIOGRAPHIE
Formoso, B. (2001). Corps étrangers: Tourisme et prostitution en Thaïlande. Anthropologie et Sociétés, 25(2). 55-70. https://doi.org/10.7202/000233ar
Roux, S. (2007). Importer pour exister : Empower et le « travail sexuel » en Thaïlande. Lien social et Politiques, (58). 145-154. https://doi.org/10.7202/017557ar
[1] Roux, S. (2007). Importer pour exister : Empower et le « travail sexuel » en Thaïlande. Lien social et Politiques, (58). 145-154.
[2] Formoso, B. (2001). Corps étrangers: Tourisme et prostitution en Thaïlande. Anthropologie et Sociétés, 25(2). 55-70.
[3] Roux, S. Op. cit. 145-154.
[4] Ibid. 145-154.
[5] Ibid. 145-154.
[6] Ibid. 145-154.
[7] Ibid. 145-154.
[8] Ibid. 145-154.