par Cédrick Ménard
La Birmanie est aux prises avec la guerre civile depuis déjà 72 ans. Il s’agit du plus long conflit armé de basse intensité de notre époque. C’est dès l’indépendance du pays que celui-ci explose. Sous l’ère de la colonisation britannique, les groupes ethniques non-bamas avaient été rapprochés du gouvernement, alors que cette dernière, l’ethnie majoritaire, en avait été éloignée. La Birmanie est cependant le pays le plus multiethnique de l’Asie du Sud-Est. Par exemple, la deuxième ethnie en importance, celle des Shans, représente plus d’un tiers de la population et occupe plus ou moins la moitié du territoire. Depuis l’indépendance, la gestion de l’autorité centrale est pourtant revenue aux Bamas. Le conflit naît principalement du fait que les groupes ethniques non-bamas sont en désaccord avec la soi-disant souveraineté sur l’ensemble du territoire que le groupe détient. Le groupe au pouvoir défend effectivement une idéologie d’« identité nationale » incapable de se jumeler à la réalité culturelle présentée au préalable. Une conséquence de ce conflit armé et de l’instabilité politique qui en découle est que les populations locales souffrent d’un climat d’insécurité important[1].
Beaucoup cherchent donc à améliorer leur situation quotidienne à tout prix en fuyant vers la Thaïlande. Le développement économique rapide du pays, comparativement à celui de la Birmanie attire effectivement beaucoup de migrants, principalement des membres de l’ethnie bama[2]. De plus, la prospérité économique et le faible taux de chômage de la Thaïlande ont fait en sorte que ses citoyens se sont graduellement désintéressés des emplois physiquement exigeants et peu rémunérés. La Birmanie se transforme donc en réservoir de main-d’œuvre bon marché pour la Thaïlande avide de satisfaire les demandes de son économie en continuelle expansion. Ces migrants en quête d’une meilleure vie se retrouvent malheureusement en grands nombres victimes d’un système d’exploitation duquel s’échapper s’avère difficile[3].
La traite des humains
À l’international, on reconnait effectivement le problème du trafic humain en Thaïlande. Le « Department of State » des États-Unis et son « Trafficking in Persons Report » utilise un système de classification en 4 « tiers » afin de déterminer l’étendu du problème de la traite des humains dans un pays. Selon la classification, les pays avec la meilleure note sont de Tier1 et ceux avec la pire sont de Tier4. On attribue aujourd’hui à la Thaïlande le statut de Tier 2[4]. Jusqu’en août 2016, c’est encore celui de Tier 3 qu’on lui attribuait[5]. Les migrants birmans qui entrent au pays, généralement via les réseaux illégaux, se retrouvent à la merci des systèmes de la traite des personnes jusqu’à ce qu’ils aboutissent pour une grande part dans l’industrie de la pêche[6].
Leur parcours est tumultueux du départ à l’arrivée. D’abord, le système d’obtention de permis de travail temporaire est dispendieux et compliqué. C’est par sa faute que beaucoup de migrants doivent volontairement s’intégrer à un réseau de trafic humain pour traverser la frontière et trouver un emploi en Thaïlande. Leur statut d’illégalité dès le départ les met ainsi à la merci de l’exploitation. Aucune régulation ne les protège. Au contraire, s’ils se font attraper par les autorités, celles-ci n’hésiteront pas à s’occuper elles-mêmes du trafic en profitant des pots-de-vin[7]. Les migrants, de la frontière aux usines, s’aventurent dans un périple qui s’étend sur plusieurs jours. Sans boire, sans manger et sans repos, ils font face à la confiscation de leurs documents d’identité et de leurs téléphones, ainsi qu’à la violence physique comme verbale et au viol[8]. Tout ne s’arrête pourtant pas une fois à destination.
(Figure 1) : (15 avril 2017). Les crevettes de la Thaïlande sont à éviter. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/on-n-est-pas-sorti-de-l-auberge/segments/entrevue/20875/crevettes-asie-nordiques-meilleur-choix
L’industrie de la crevette
La Thaïlande est le plus grand exportateur de crevettes au monde. L’industrie dépend d’un grand nombre de travailleurs migrants pour la production de marchandises à valeur ajoutée. Ceux-ci, majoritairement en provenance de la Birmanie, représentent jusqu’à 90% de sa main-d’œuvre. Leur emploi consiste à déveiner ainsi qu’à retirer la tête et la coquille des crevettes. Alors qu’environ 200 stations de « décoquillage » sont légalement répertoriées, on estime qu’environ 2000 stations illégales opèrent. Ces dernières échappent donc au cadre légal. Par ce fait, l’information relative à leur emplacement, leur propriétaire, leur nombre de travailleurs ou leur rendement de production reste inconnu. Les propriétaires se permettent donc de faire recours au travail forcé, au travail des enfants et à la servitude pour dette. De plus, la fuite est peu envisageable pour les travailleurs exploités puisque leurs papiers, préalablement dérobés, ont été transmis aux propriétaires. La pression du lobby de l’industrie de la crevette sur le gouvernement est telle que les propriétaires se font préalablement aviser lorsqu’une descente s’organise. Ainsi, ils disposent du temps nécessaire pour cacher ou renvoyer les travailleurs[9] chez soi.
C’est donc ce que représente l’accès à bas prix du produit de la mer le plus acheté au monde. L’industrie de la crevette, en plus d’être polluante, porte un large coût humain. L’exploitation dont sont victimes ses travailleurs migrants remet en perspective la situation de l’esclavage moderne au profit du quotidien des pays les plus riches[10].
BIBLIOGRAPHIE
Environmental Justice Foundation. (2013). The Hidden Cost. Human Rights Abuses in Thailand’s Shrimp Industry (no 978-1-904523-30-7). https://ejfoundation.org/resources/downloads/shrimp_report_v44_lower_resolution.pdf
Éthier-Sawyer, S. (2014, mai). Dompter le dragon : l’économie politique de la drogue et le conflit armé en Birmanie [thèse de maîtrise, Université de Montréal]. Papyrus. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/11130
Ivanoff, J., Chantavanich, S., Boutry, M. (2017). Adaptations et résiliences des pratiques esclavagistes en Thaïlande et en Birmanie. Anthropologie et Sociétés, 41(1), 29-49. https://doi.org/10.7202/1040266ar
US Department of State. (2019, juin). Trafficking in Persons Report. https://www.state.gov/wp-content/uploads/2019/06/2019-Trafficking-in-Persons-Report.pdf
[1] Éthier-Sawyer, S. (2014, mai). Dompter le dragon : l’économie politique de la drogue et le conflit armé en Birmanie [thèse de maîtrise, Université de Montréal]. Papyrus. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/11130
[2] Ivanoff, J., Chantavanich, S., Boutry, M. (2017). Adaptations et résiliences des pratiques esclavagistes en Thaïlande et en Birmanie. Anthropologie et Sociétés, 41(1), 29-49. https://doi.org/10.7202/1040266ar
[3] Environmental Justice Foundation. (2013). The Hidden Cost. Human Rights Abuses in Thailand’s Shrimp Industry (no 978-1-904523-30-7). https://ejfoundation.org/resources/downloads/shrimp_report_v44_lower_resolution.pdf
[4] US Department of State. (2019, juin). Trafficking in Persons Report. https://www.state.gov/wp-content/uploads/2019/06/2019-Trafficking-in-Persons-Report.pdf
[5] Ivanoff, J., Chantavanich, S., Boutry, M. Op. cit. 29-49.
[6] Environmental Justice Foundation. Op. cit.
[7] Ivanoff, J., Chantavanich, S., Boutry, M. Op. cit. 29-49.
[8] Environmental Justice Foundation. Op. cit.
[9] Ibid.
[10] Ibid.