Par Jeffrey Aubin
Le débat cherchant à savoir lequel de la démocratie ou de la croissance économique précède l’autre ressemble au dilemme de l’œuf et de la poule. Heureusement pour nous, cette fois-ci, il y a une réponse à la question. Du moins, c’est ce que les chercheurs veulent nous faire croire. En effet, nombreuses sont les études qui affirment qu’un certain développement économique mène à la démocratie (Treisman 2015, 927). Or, la croissance économique en Asie a été incroyable depuis les dernières décennies, mais le continent continue d’être significativement moins démocratique que presque toutes les autres régions du monde, ayant même connu un recul des libertés civiles en 2019 (Repucci 2020).
Démocratisation et développement économique au Singapour
En Asie du Sud-Est, la situation reflète celle du reste du continent. Singapour, considéré comme un des dragons asiatiques, représente en quelque sorte la figure de proue dans la région en matière économique. Pourtant, le même parti politique autoritaire y est au pouvoir depuis 1965, faisant du pays un cas frustrant pour ceux argumentant que le développement économique amène la démocratie (Beng-Huat 1994, 655). Ce n’est certainement pas parce que la population a un niveau de vie trop faible. En effet, Singapour obtient des meilleurs résultats que les États-Unis sur de nombreux niveaux : mortalité infantile, espérance de vie, liberté économique, violence et corruption (Allison 2015). C’est d’ailleurs le 9e pays le plus riche au monde selon le FMI avec un PIB par habitant de près de 65 000 dollars américains, bien en avant du Canada à 48 000.
Photo : Lee Kuan Yew, le père fondateur du Singapour
Crédit : Robert D. Ward, Wikipédia, mai 2002
À en croire les chercheurs mentionnés plus tôt, Singapour devrait aujourd’hui être un véritable paradis démocratique, n’est-ce pas? Après tout, une étude essayant de quantifier le revenu par habitant nécessaire pour causer la démocratisation en est venu à la conclusion qu’un pays autoritaire arrivant à la barre des 12 000$ par habitants devrait devenir une démocratie après trois ans (Boix et Stokes 2003, 537-38). Singapour, aujourd’hui à plus de 64 000$, a atteint la marque des 12 000$ il y a de cela 29 ans, en 1991 (Banque Mondiale 2019). Néanmoins, le pays demeure non seulement relativement autoritaire encore aujourd’hui, étant désigné comme une démocratie imparfaite, mais il a même connu un recul au cours de la dernière année selon l’index démocratique du journal The Economist, un index qui évalue le niveau de démocratisation des pays sur une échelle de 0 à 10 selon des critères comme les libertés civiles ou les procédés électoraux (The Economist Intelligence Unit 2020). Cela fait effectivement du pays un cas frustrant. Imaginez-vous que votre patron vous fasse la promesse qu’il doublera votre salaire une fois que la compagnie aura un chiffre d’affaires de plus d’un million, et que cette dernière soit maintenant à un milliard mais que vous n’ayez toujours pas eu cette fameuse promotion.
Le rôle de l’éducation
Où est le problème, alors? Il doit y avoir quelque chose qui manque. Après tout, peut-être que le développement économique n’est pas suffisant pour se démocratiser. C’est exactement ce que suggère une autre étude, celle-ci établissant plutôt que c’est l’amélioration de l’éducation qui mènera les dictateurs à leur perte (Glaeser, Ponzetto et Shleifer 2007, 94). Encore une fois cependant, Singapour impressionne. Effectivement, le pays possède un des meilleurs systèmes d’éducation au monde, obtenant des notes bien plus élevées que la moyenne des pays développés (Center on International Education Benchmarking 2020). Retour à la case départ.
La dictature éclairée, une réalité?
Une autre théorie pouvant expliquer la persistance autoritaire du Singapour est celle du dictateur bienveillant. En effet, particulièrement en Asie, les dictateurs peuvent avoir des impacts bénéfiques sur l’économie, et même être tenu comme seuls responsables de la croissance économique (Glaeser, La Porta, Lopez-De-Silanes, Shleifer 2004, 298). Cette théorie semble pertinente pour Singapour puisque, malgré l’autoritarisme du parti dominant, celui-ci est peu corrompu, gère bien l’économie et permet à la population d’améliorer son niveau de vie. Il connait ainsi un fort support populaire au sein de la nation (Beng-Huat 1994, 657). La plausibilité de cette théorie est certainement accentuée par le fait qu’il a été prouvé qu’un gouvernement a beaucoup plus de chances de demeurer au pouvoir lorsque l’économie se porte bien (Feng 1997, 414). Après tout, il ne faut pas mordre la main qui nous nourrit.
Le PAP, un parti presque invincible
Contrairement aux prédictions d’innombrables chercheurs, Singapour s’obstine donc à demeurer autoritaire en réprimant l’opposition politique et en restreignant les libertés civiles. Il est clair que l’ingrédient manquant n’est pas le développement économique, l’amélioration du niveau de vie ou encore l’éducation, car si c’était le cas Singapour serait devenue une vraie démocratie il y a longtemps. Alors, tout espoir est-il perdu? Pas nécessairement. Le professeur de science politique Daniel Treisman propose que l’augmentation des revenus mènent effectivement à la démocratisation, mais que cette dernière ne s’enclenche que lorsque le régime change (2015, 940). C’est ce qui s’est passé en Espagne ; le pays a connue une grande croissance économique sous le dictateur Franco, mais ne s’est démocratisée que suite à son départ (Treisman 2015, 927). Donc, il faut que le PAP, le Parti d’Action Populaire qui domine la politique du pays depuis son indépendance, soit vaincu pour que Singapour enclenche réellement une démocratisation. Le PAP jouit d’un règne très stable depuis plus de 50 ans, mais il n’est tout de même pas invincible. Il a connu une certaine perte de popularité suite à une politique controversée en 1984 (Beng-Huat 1994, 659). Cela pourrait se reproduire, et l’état actuel du pays pourrait représenter une fenêtre d’opportunité puisqu’il connaît actuellement un ralentissement économique. Par contre, il ne faut pas s’emballer puisque le parti a réussi à survivre à la crise économique de 1997, pourtant désastreuse, en ressortant tout de même avec un fort taux de confiance de la part de la population (Bell et Li 2013, 325).
Photo : Vue aérienne des grattes-ciels de la ville de Singapour.
Crédit : Basile Morin, Wikipédia, Juin 2018
Bibliographie
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Allison, Graham. 2015. « Singapore Challenges the Idea that Democracy Is the Best Form of Governance ». Huffington Post, 5 août. En ligne. https://www.huffpost.com/entry/singapore-challenges-democracy_b_7933188 (page consultée le 14 mars 2020)
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Glaeser, Edward L., Rafael La Porta, Florencio Lopez-De-Silanes et Andrei Shleifer. 2004. « Do Institutions Cause Growth? ». Journal of Economic Growth 9 : 271-303.
Repucci, Sarah. 2020. A Leaderless Struggle for Democracy. Freedom House. En ligne. https://freedomhouse.org/report/freedom-world/2020/leaderless-struggle-democracy (page consultée le 14 mars 2020)
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Treisman, Daniel. 2015. « Income, Democracy, and Leader Turnover ». American Journal of Political Science 59 (no 4) : 927-42.