Par Jeffrey Aubin
C’est un fait bien connu en science politique que les crises économiques sont de très mauvaises nouvelles pour un gouvernement et qu’elles mettent souvent ce dernier en péril. Sachant cela, la crise économique asiatique de 1997 semblait destinée à devenir un réel catalyseur de changement en Asie du Sud-Est, mais plusieurs régimes se sont montrés résilients face à cet événement, notamment le Parti d’Action Populaire au Singapour. Cependant, son effet se fit certainement sentir en Indonésie, où le règne de plus de 30 ans de Suharto s’est achevé suite à cette récession (Freedman 2006, 83). Depuis, le pays s’est doté d’une économie solide, devenant le pays le plus important de l’Asie du Sud-Est en matière économique grâce à une croissance constante du PIB, une population jeune et de grandes quantités de ressources naturelles (Ministère de l’Économie et des Finances 2019). Cependant, malgré une forte baisse du taux de pauvreté, l’Indonésie est encore bien loin de plusieurs de ses plus grands compétiteurs régionaux en PIB par habitant alors que ce nombre est de seulement 3900$ (Ministère de l’Économie et des Finances 2019).
Photo : Graphique sur le PIB par habitant de certains États de l’Asie du Sud-Est
Crédit : Banque asiatique de développement
Un développement économique qui s’accompagne d’une démocratisation
Dans une région où la théorie voulant que la croissance économique mène à la démocratisation connaît surtout des frustrations , l’Indonésie était une exception. Le pays a changé de régime, l’économie s’est mise à croître en emportant le niveau de vie avec elle et la démocratisation semblait s’opérer au même rythme que le développement économique. En effet, depuis 1998, il y a eu de nombreuses alternances de pouvoir, la constitution a été changée, le rôle de l’armée en politique s’est réduit et l’espace politique s’est agrandit en décentralisant le pouvoir (Freedman 2006, 83). Malgré quelques problèmes, notamment les tensions ethniques omniprésentes sur le territoire indonésien ainsi que le radicalisme islamique (Freedman 2006, 94-5), l’Indonésie était réellement devenue une démocratie avec des élections libres et compétitives (Freedman 2006, 96). Malheureusement, le pays est encore aujourd’hui considéré comme une démocratie imparfaite, connaissant même une régression à partir de 2015 selon l’index démocratique développe par le journal The Economist. Cette régression pourrait d’ailleurs s’accentuer avec l’appel de certains politiciens réclamant l’abolition des élections en Indonésie (The Economist Intelligence Unit 2020).
Une démocratisation sans prédispositions
Cela fait-il de l’Indonésie l’exemple parfait pour les partisans du lien entre la croissance économique et la démocratisation? Pas nécessairement. En effet, les indicateurs socioéconomiques généralement associés à cette théorie n’étaient pour la plupart pas présents dans le pays lorsque la démocratisation s’est enclenchée. La classe moyenne et la classe ouvrière industrielle n’étaient pas particulièrement importantes, par exemple (Webber 2006, 402). Plusieurs autres théories de la démocratie échouent également à expliquer la progression du pays. Dans la littérature de la science politique, il est généralement accepté que les pays avec une diversité ethnique trop forte ou encore ceux dominés par l’Islam ont moins de chances de se développer. Or, l’Indonésie est un des pays les plus ethniquement hétérogènes de la planète en plus d’être composé en majorité de Musulmans (Webber 2006, 402). L’Indonésie ne s’est donc pas libéralisée grâce à ces prédispositions démocratiques, mais bien malgré elles. Devant cet échec de plusieurs théories à expliquer ce qui s’est passé dans ce pays, il est probablement nécessaire de se tourner plutôt vers des explications centrées sur les acteurs et l’impact des actions posées par ceux-ci (Webber 2006, 406).
L’Indonésie a donc réussi l’incroyable exploit de bâtir une démocratie sans avoir les prédispositions socioéconomiques souvent jugées comme nécessaires à sa construction. Cependant, à l’image d’une maison sans fondations adéquates, est-il possible que la démocratie indonésienne s’en soit trouvée plus fragile? La régression démocratique du pays des dernières années indique qu’il pourrait y avoir un fond de vérité à cette affirmation. La question qui demeure est la raison qui est derrière ce déclin. Une explication possible est celle du clientélisme, une pratique qui représente l’échange de faveurs par les politiciens pour obtenir du support politique en retour (Aspinall et Berenschot 2019, 2). Selon des experts, ce phénomène est omniprésent en Indonésie, certains estimant que la majorité des postes au sein de la fonction civile ont été octroyés comme récompense pour un support politique (Aspinall et Berenschot 2019, 236). Toutefois, l’Indonésie a obtenu son statut de démocratie grâce aux acteurs politiques du pays, et il convient donc d’étudier sa régression en se penchant à nouveau sur les principaux acteurs. C’est exactement ce que fait un auteur qui attribue le déclin démocratique du pays à son président, Jokowi Widodo. Il le désigne comme la force conductrice derrière une utilisation partisane des institutions politiques indonésiennes et une répression plus sévère de l’opposition, menant à l’érosion de la démocratie en Indonésie (Power 2018, 309).
Le futur de l’Indonésie sous le régime de Widodo
Toutes ces inquiétudes au sujet de l’impact néfaste de Widodo sur la démocratie en Indonésie sont apparues avant les élections de 2019, élections qu’il a par ailleurs remportées. À moins d’un changement radical d’attitude de la part du président, il est donc logique de s’attendre à une continuation du recul démocratique que connait présentement le pays. Il ne faut pas pour autant abandonner tout espoir de voir la démocratie y resurgir. Effectivement, il est important de se rappeler que le pays est toujours moins autoritaire que plusieurs de ses voisins, dont la Thaïlande, et que le futur de la démocratie y apparait donc meilleur (Searight 2019). De plus, un sondage révèle que les Indonésiens eux-mêmes sont majoritairement satisfaits avec l’état de leur démocratie (Tamir et Budiman 2019). La situation n’est donc peut-être pas aussi sombre qu’il y parait. Au final, seul le temps pourra nous dire si la démocratie réussira finalement à se consolider en Indonésie.
Photo : Paysage à Bali, en Indonésie
Crédit : Wikipédia, 29 juillet 2005, Auteur inconnu
Bibliographie
Aspinall, Edward et Ward Berenschot. 2019. Democracy for Sale : Elections, Clientelism and the State in Indonesia. Ithaca : Presses de l’Université Cornell.
France. Ministère de l’Économie et des Finances. 2019. Indonésie : Situation Économique. En ligne. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/ID/situation-economique (page consultée le 25 mars 2020)
Freedman, Amy L. 2006. Political Change and Consolidation : Democracy’s Rocky Road in Thailand, Indonesia, South Korea, and Malaysia. New York : Palgrave MacMillan.
Power, Thomas P. 2018. « Jokowi’s authoritarian turn and Indonesia’s democratic decline ». Bulletin of Indonesian Economic Studies 54 (no 3) : 307-38.
Searight, Amy. 2019. « What Do the Recent Elections in Indonesia and Thailand Mean for Democracy in Southeast Asia? ». Center for Strategic and International Studies. En ligne. https://www.csis.org/analysis/what-do-recent-elections-indonesia-and-thailand-mean-democracy-southeast-asia (page consultée le 25 mars 2020)
Tamir, Christine et Abby Budiman. 2019. « Indonesians optimistic about their country’s democracy and economy as elections near ». Pew Research Center. En ligne. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/04/04/indonesians-optimistic-about-their-countrys-democracy-and-economy-as-elections-near/ (page consultée le 25 mars 2020)
The Economist Intelligence Unit. 2020. Democracy Index 2019. En ligne. http://www.eiu.com/Handlers/WhitepaperHandler.ashx?fi=Democracy-Index-2019.pdf&mode=wp&campaignid=democracyindex2019 (page consultée le 14 mars 2020)
Webber, Douglas. 2006. « A Consolidated Patrimonial Democracy? Democratization in Post-Suharto Indonesia ». Democratization 13 (no 3) : 396-420.