LA FIÈVRE HUMANITAIRE DES ROHINGYA AU MYANMAR*: LE SYMPTÔME D’UN NATIONALISME BOUDDHISTE MALADIF
Par Nicolas Michaud
*L’appellation «Birmanie» est encore acceptée et largement employée dans l’actualité politique et la littérature scientifique (surtout francophones) en raison de la rebaptisation controversée du pays en 1989 par le gouvernement1
Mise sur pied par la résolution 34/22 du Conseil des droits de l’homme, la mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar a publié le 27 août 2018 un rapport accablant de 441 pages pour répondre à la crise humanitaire qui secoue le pays en particulier depuis 20172. Les conclusions de l’enquête sont troublantes: «The Mission concluded on reasonable grounds that gross human rights violations and serious violations of international humanitarian law have been committed in Myanmar since 2011 and that many of these violations undoubtedly amount to the gravest crimes under international law»3.
La dirigeante birmane et notoire récipiendaire du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi rejette les accusations, émises par le rapport onusien, de nettoyage ethnique au Myanmar tout en niant les massacres de musulmans Rohingya
Caricature de Syed Rashad Imam Tanmoy, alias Tanmoy Cartoons
Les crimes reprochés dans ce document officiel visent les forces de sécurité et militaires birmanes qui auraient perpétré plusieurs tueries de masse contre des civils en ciblant un groupe ethnoreligieux précis: les Rohingya4. Dans ce Myanmar, composé à 87,90% de bouddhistes, les Rohingya ne forment que 4,30% de la population selon le dernier recensement national5. Ce groupe ethnique, principalement de confession musulmane, se retrouve majoritairement et historiquement dans l’État d’Arakan (actuellement nommé l’État de Rakhine)6. Tout en étant entourés par d’autres groupes religieux minoritaires (6,20% de chrétiens; 0,80% d’animistes et 0,50% d’hindous7), les musulmans Rohingya subissent pourtant davantage de discrimination et de persécution que les autres depuis l’indépendance8. Afin de mieux comprendre les motifs de ces violences; liés aux dynamiques sociales, politiques, religieuses, culturelles et identitaires sur lesquelles repose le Myanmar moderne; un petit cours d’histoire s’impose.
Vers la fin du XVIIIe siècle, l’Empire britannique s’empare par la force et annexe les deux royaumes d’Arakan et de Birmanie qui sont englobés dans le Raj britannique. Afin d’assurer le contrôle de cette nouvelle colonie, les Britanniques sèment la division au sein des habitants locaux en accordant des privilèges à la minorité musulmane Rohingya au détriment de la majorité birmane bouddhiste9. D’ailleurs, cet événement sera grossièrement repris, quelques siècles plus tard, par la propagande officielle de l’État birman partiellement instrumentalisé par le mouvement 969, un groupe d’extrémistes bouddhistes nationalistes et islamophobes10.
À ce titre, si la jeune et éphémère démocratie birmane accorde les mêmes droits civiques et politiques à tous ses habitants au lendemain de son indépendance par rapport à la Couronne britannique en 1948, cela n’est que de courte durée. En 1962, la junte militaire qui prend le pouvoir par un coup d’État voit d’un mauvais œil cette minorité ethnoreligieuse. D’ailleurs, celle-ci devient de facto apatride après avoir été exclue des 135 ethnies officiellement reconnues par le gouvernement depuis le recensement de 1931 en plus d’être déchue de sa citoyenneté par la Loi birmane sur la citoyenneté de 198211. Cette décision est justifiée par le fait que le nouveau régime considère que la nationalité doit uniquement être délivrée aux groupes qui étaient présents sur le territoire avant l’arrivée des Britanniques, ce qui n’est pas le cas des Rohingya selon les autorités birmanes12.
Dans son projet d’État-nation, cette junte militaire mise donc sur un nationalisme bouddhiste afin de préserver l’unité nationale dans un pays relativement homogène sur le plan religieux, mais éclaté sur le plan ethnique. En effet, depuis la décolonisation, le projet d’un Myanmar unifié autour de l’ethnie birmane majoritaire est mis à mal par les autres groupes ethniques minoritaires. Ces derniers expriment leurs revendications autonomistes en réponse aux forces centralisatrices qui veulent constituer un État unitaire. Ce nationalisme religieux permet donc de calmer ces revendications qui nuisent au pouvoir central en désignant un bouc émissaire; en l’occurrence les musulmans Rohingya; qui canalise et détourne les critiques populaires qui seraient autrement dirigées vers le gouvernement13.
Dès lors, surtout entre 1970 et 1990, les membres de cette minorité non reconnue sont persécutés et poussés à s’exiler puisqu’ils sont considérés, par le pouvoir en place et par une majorité de la population, comme étant des immigrants illégaux qui ne méritent aucunement la protection de l’État14. Les tensions continuent de s’intensifier et les violences connaissent un regain à partir du 25 août 2017 lorsque des membres de l’Armée de secours des Rohingya de l’Arakan (ASRA) sont accusés par la junte militaire d’avoir sauvagement attaqué des postes-frontières dans l’État de Rakhine. Depuis, l’armée birmane en profite pour riposter contre l’ensemble des Rohingya15
À gauche, la carte des principaux groupes ethniques qui sont officiellement reconnus par les autorités birmanes; à droite, la carte des déplacements des Rohingya qui fuient les représailles des militaires birmans et qui sont contraints de s’exiler au Bangladesh qui accueille plus de 800 000 réfugiés dans des camps de fortune16
Cartes du Courrier international
Enfin, depuis le début de cette crise concernant les Rohingya, l’Occident hésite à condamner fermement la passivité d’Aung San Suu Kyi. En effet, cette cheffe officieuse du gouvernement reste leur meilleure alliée depuis la levée des sanctions internationales qui ont suivi les récentes réformes de démocratisation et de libéralisation entamées en Birmanie à partir de 2010. L’Occident fait également attention pour ne pas trop critiquer les militaires birmans, qui conservent un poids institutionnel important au sein des instances politiques, dont l’appui demeure indispensable quant à la réussite de ces réformes17.
1 Brabant 2018
2 Nations Unies 2018
3 Nations Unies 2018
4 Nations Unies 2018
5 États-Unis 2019
6 Bazin 2016
7 États-Unis 2019
8 L’Observatoire de la Liberté Religieuse 2018
9 Dovert 2007
10 Debomy 2018
11 Dovert 2007
12 Debomy 2018
13 L’Observatoire de la Liberté Religieuse 2018
14 Brabant 2018
15 Debomy 2018
16 Debomy 2018
17 Debomy 2018
Bibliographie
Bazin, Judith. 2016. «Rohingyas, réfugiés et apatrides». Plein droit 3 (no 110): 28-31.
Brabant, Alexis-Nicolas. 2018. Groupes minoritaires et légitimité étatique au Myanmar: perspective sociohistorique sur les origines des conflits interethniques post-indépendance. Mémoire de maîtrise. Montréal. Département de sociologie. Université du Québec à Montréal (UQAM).
Debomy, Frédéric. 2018. Aung San Suu Kyi, l’armée et les Rohingyas. Ivry-sur-Seine (France): de l’Atelier.
Dovert, Stéphane. 2007. Les Rohingya de Birmanie: Arakanais, musulmans et apatrides. La Courneuve (France): Aux lieux d’être.
États-Unis. Central Intelligence Agency (CIA). 2019. The World Factbook — East Asia/Southeast Asia: Burma. En ligne. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/bm.html (page consultée le 11 février 2019).
L’Observatoire de la Liberté Religieuse. 2018. Myanmar. En ligne. https://www.liberte-religieuse.org/myanmar/ (page consultée le 10 février 2019).
Nations Unies. Conseil des droits de l’homme. 2018. Report of the detailed findings of the Independent International Fact-Finding Mission on Myanmar*. En ligne. https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/FFM-Myanmar/A_HRC_39_CRP.2.pdf (page consultée le 12 février 2019).