RELATIONS JAPON-THAÏLANDE
Par Jean-François GILBERT
Introduction : D’une certaine façon, l’histoire coloniale se répète pour la Thaïlande, coincée cette fois entre les puissantes économies de l’ouest et une Chine hégémonique. Le Japon s’est toujours accommodé de la diplomatie opportune des thaïlandais (que le Thaïlande elle-même nommait « bamboo policy » pendant la 2ème Grande Guerre (Chachavalpongpun 2018, p.277) en balançant son amitié, symbolisée par la Doctrine Fukuda, et ses intérêts économiques importants. Ces deux seules monarchies constitutionnelles de l’Asie ont toujours entretenu de bonnes relations, mais qu’en est-il depuis le dernier coup d’état de 2014 en Thaïlande ? Que survient-il maintenant depuis les élections du 24 mars dernier ?
Survol historique : Par ses habilités diplomatiques, la Thaïlande évite la colonisation européenne qui a ravagé tout l’ASE (Osborne 2010; Church 2017, p.181-186). D’ailleurs, c’est en 1887 que le Japon et la Thaïlande inaugure leurs relations diplomatiques, encouragées par l’amitié entre leurs monarques (Chachavalpongpun 2018, p.276). Toutefois, la Thaïlande évolue difficilement vers la modernité de sorte que Rama IIV sera renversé par un coup d’état en 1932. Depuis et sauf exception, la junte militaire contrôle les destinées de la Thaïlande (Osborne 2010; Church 2017, p.186-188).
Puis récemment, l’élection en 2001 du milliardaire Thaksin Shinawatra annonçait un tournant vers la démocratie, contrecarré depuis par un autre coup militaire en 2006, et encore en 2014 : la junte conserve sa main mise sur le pouvoir suite aux élections du 24 mars dernier (Nikkei 2019).
Malgré les nationalisations d’après-guerre, la Thaïlande ne parvient pas à s’industrialiser de sorte qu’elle se tourne vers les capitaux étrangers depuis son First Development Plan (1961-66), créant alors les meilleures conditions d’investissement en ASE. De fait, les japonais mèneront la transformation de l’économie thaïlandaise en investissant dans tous les secteurs en commençant par les textiles (Steven 1990; Yatagai, 2015). La domination régionale du Japon à titre de seconde puissance économique mondiale conduira à des manifestations violentes à Bangkok et Jakarta en janvier 1974 (Lam 2013; Sumio 2013; Mun 2013; Susumu 2013): en 1978, le Japon contrôle 91% du marché automobile thaïlandais (Chachavalpongpun 2018). C’est en réaction à ces sentiments antijaponais et prévoyant la victoire du Vietminh au Vietnam que le Japon révolutionne ses rapports avec l’ASEAN par ce que l’on nommera la Doctrine Fukuda du nom du premier ministre japonais qui la présentait à Manille en 1977 à l’ASE (Lam 2013; Sukma 2013; Mun 2013; Sumio 2013; Chachavalpongpun 2018).
C’est donc dans un véritable esprit de collaboration et de respect mutuel que le Japon s’investit encore plus en ASE dont la Thaïlande qui connaîtra un véritable miracle économique. De même, le Japon viendra au secours de la Thaïlande lors de la crise économique de 1997, conjointement avec le FMI (Susumu 2013). Suivra un traité commercial en 2007 (Japan–Thailand Economic Partnership Agreement, ou JTEPA), le Japon contribuant ainsi à l’intégration économique de la région et devenant un agent de sécurité régionale incontournable, par des moyens pacifiques (Mun 2013; Prasirtsurk 2013; Tsutomu 2013; Chachavalpongpun 2018).
Les échanges culturels encouragés par la doctrine Fukuda, rehaussent aussi l’image du Japon en Thaïlande (Prasirtsurk 2013; Yatagai, 2015). Selon un sondage de 2006 du journal Yomiuri Shinbun, 92,2 % des thaïlandais sondés estiment que l’on peut faire confiance au Japon. 91,4% sont d’avis que le Japon a joué un rôle positif en Asie (Lam 2013; Mun 2013).
État de la situation :
Mais l’instabilité politique comme celle lors du coup de 2006, finit pas nuire aux intérêts japonais ne serait-ce que parce que l’état thaïlandais perd temporairement ses moyens pour sécuriser les actifs étrangers : les dommages importants que des usines japonaises subissent lors d’inondations en 2011, incitent les investisseurs japonais à délocaliser leurs usines qui requièrent beaucoup de main d’œuvre, vers les pays frontaliers du Cambodge, Laos et Birmanie, ce que l’on nomme le plan Thailand-Plus-One. Et depuis le coup de 2014, les investissements japonais ont diminué de moitié ce qui est considérable sachant que le Japon est de loin le plus grand investisseur étranger en Thaïlande (Hartley 2017).
Sur la scène diplomatique, les japonais ménagent la junte dont elle a critiqué le coup du 22 mai 2014 mais sans exercer de sanctions contre elle comme les américains et européens l’ont fait, pour contrer la Chine (Chachavalpongpun 2017, 2018). De fait, la Chine vend des armes à la Thaïlande depuis les années 1980, allant jusqu’à offrir de participer à des exercices militaires conjoints en 2010. Mais le Japon profite de sa loyauté historique avec la junte militaire (sans compter des relations crédibles, voir robustes avec d’autres pays de l’ASE et l’ASEAN qui se préoccupent collectivement de sécurité régionale, particulièrement en Mer de Chine) pour négocier la vente d’avions de patrouilles et navires de sauvetage en 2016 (Chachavalpongpun 2017, 2018).
Conclusion : En Thaïlande, le Japon poursuit avec succès une politique de développement et d’intégration économique afin de promouvoir sa propre prospérité, et aussi, dans le même esprit, afin de pérenniser la sécurité régionale. Ces enjeux sont tels que le Japon s’accommode de l’autocratie militaire, mais jusqu’à quel point? Le coup d’état de 2014 marque-t-il un tournant dans les relations entre ces deux pays?
Crédit Photo : Thai Prime Minister Prayuth Chan-ocha casts his ballot for the general election in Bangkok on March 24. (Photo by Kosaku Mimura), Nikkei Asian Review, publiée le 27 mars 2019
BIBLIOGRAPHIE :
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