Par Camille Tétreault
La façon dont laquelle le système politique et religieux se complémentent en Thaïlande est unique au monde : selon le moine Phra Paisal Visalo, le système est démodé et inefficace mais incapable de se réformer. Depuis l’acte du sangha en 1902, le système religieux et ses conseils de moines ressemble à un ordre bureaucratique civil sous le roi où celui-ci a le dernier mot. Cependant, le système n’a pas réellement changé depuis [1]. Cette relation symbiotique eut un impact dans l’histoire politique de la Thaïlande. Historiquement, les moines furent utilisés comme symboles dans la lutte anti-communiste, et recevaient un support politique en légitimant le pouvoir du roi [2]. L’ordre religieux peut donc être difficilement considéré séparé de l’ordre politique thaïlandais. Cet article se concentre sur les changements du paysage religieux à travers les évènements politiques du pays, particulièrement le conflit des chemises rouges, la crise de succession du sangha et le contrôle militaire exercé par la junte au pouvoir.
Le rouge et le jaune
Depuis le coup d’état en 2006 qui enlève le premier ministre Thaksin du pouvoir, le sangha, c’est-à-dire l’ordre des moines bouddhistes, s’est encore plus politisé qu’il ne l’était avant. L’ordre censé supporter le pouvoir politique et le roi se divise en deux camps : les chemises rouges supporte l’ex-premier ministre, et leurs opposants, les chemises jaunes, sont loyalistes et anti-Thaksin [3]. Une étude auprès de plus de 500 moines révèle qu’au nord du pays, les moines se disent à 47% rouges, et qu’au centre et au sud, les moines sont neutres, avec une minorité de 27% se considérant jaunes [4]. Cette tendance pro-Thaskin au nord s’explique par le fait que les opinions politiques de ceux-ci s’alignent avec les politiques de Thaskin : il obtenait beaucoup de support au nord-est du pays grâce à ses subventions offertes aux riziculteurs de la région [5]. Le conflit entre les chemises rouges et jaunes créé un climat d’instabilité auprès du sangha, qui montre dorénavant une opposition à l’autorité. Ces groupes au centre du pouvoir thaïlandais censés se légitimer ne sont plus du même côté. Depuis, les militaires sont méfiants du sangha, utilisant des méthodes de répression violentes contre les manifestants rouges. Ils ont aussi placé 10 moines ayant une position importante ayant des tendances pro-Thaksin sur une liste de surveillance [6]. Le lien entre ces deux piliers de la Thaïlande étant fragilisé, le pays lui-même se fragilise.
La religion en tant qu’arme de l’État et contrôle du sangha
Depuis le coup d’état de 2014 qui enlève Yingluck Shinawatra du pouvoir, une junte militaire règne sur la Thaïlande [7]. Elle tente depuis plusieurs années d’avoir son mot à dire sur les affaires bouddhistes du pays : le bouddhisme faisant partie intégrale de la culture thaïlandaise, il est vu comme bon par la population et représente l’intérêt national. Il légitime toujours l’autorité [8]. La junte passa des lois punitives en 2014 visant à resserrer la conduite bouddhiste, car selon l’élite du pays, la corruption politique est plutôt causée par une corruption morale de la société [9].
Selon le professeur Tomas Larsson de l’Université de Cambridge, cette réforme cherche à augmenter l’intervention de la junte dans le sangha, et à rediriger les thaïlandais vers un bouddhisme approuvé par l’État [10]. La polarisation du bouddhisme et son hybridation fragilise le pouvoir central. La junte doit limiter l’hybridation du bouddhisme afin de conserver son autorité. En 2016, elle bloque l’accès de Somdet Chuang au rôle de Patriarche Suprême du sangha, car celui-ci est associé à Wat Phra Thammakai, mouvement posant un problème à l’ordre religieux fragile du pays [11]. En 2001, Thaksin s’allie à ce mouvement controversé mais populaire. Il est caractérisé par une ouverture à l’interprétation et à la critique libre de la religion, et ne perçoit pas le sangha comme centre d’autorité. Selon Duncan McCargo, professeur en science politique, la montée en popularité de mouvements modernes comme celui-ci, en contraste avec le sangha fragile et démodé pourrait menacer l’identité du bouddhisme thaï traditionnel [12]. Le pouvoir politique légitimé par le sangha pourrait être affecté. Voilà pourquoi la junte redirige la nation vers un bouddhisme étatique et bloque l’accès de Somdet Chuang : leur légitimité pourrait être en danger.
À travers le conflit des chemises jaunes et rouges, la manipulation des lois bouddhistes et l’implication dans la succession du rôle de Patriarche Suprême se révèle des tensions évidentes entre le pouvoir politique et le sangha en Thailande. Malgré le fait qu’ils sont censés coopérer pour garantir le fonctionnement du pays, la situation est différente : le pouvoir politique et les moines loyalistes s’opposent aux moines pro-Thaksin, et la multiplicité des mouvements bouddhistes flou l’identité Thaïe, au cœur du nationalisme. La Thaïlande est familière avec l’instabilité politique, et sans unité entre les figures d’autorité politique et de l’ordre religieux, rien ne changera.
Bibliographie
[1] Dubus, Arnaud. 2018. Buddhism and Politics in Thailand. Bangkok : IRASEC, 26
[2] Ibid.
[3] McCargo, Duncan. 2012. « The changing politics of Thailand’s buddhist order ». Critical Asian Studies 44 (4) : 628-629
[4] Op. cit., Dubus
[5] Villadiego, Laura. « Thailand delays rice bill due to farmers’ objections. Will it open the door for the Shinawatras? ». South China Morning Post. En ligne. https://www.scmp.com/week-asia/politics/article/2188841/thailand-delays-rice-bill-over-farmers-objections-will-it-open (page consultée le 8 mars 2019.)
[6] Op. cit., McCargo
[7] Op. cit., Dubus
[8] Op. cit., Larsson
[9] Idem.
[10] Larsson, Tomas. 2018. « Buddhist Bureaucracy and Religious Freedom in Thailand ». Journal of Law and Religion 33 (2) : 197
[11] Op. cit., Dubus
[12] Op. cit., McCargo