Laurence Choquette Loranger
L’Indonésie est reconnue pour faire partie des pays les plus stricts au monde en matière de trafic de drogue. Des arrestations de locaux et de touristes font régulièrement les manchettes, et plusieurs d’entre eux font face à des menaces d’emprisonnement à vie ou de peine de mort. En avril 2015, le Président Joko Widodo a condamné 14 trafiquants à la peine capitale[1]. Il a défendu sa décision en pointant la nature meurtrière de la drogue et la contribution des trafiquants à l’augmentation générale de la consommation au pays. Plusieurs activistes et académiques ont contesté la validité de cette explication, et l’effet de la peine de mort comme méthode pour diminuer les crimes et les décès causés par la drogue[2].
En ce qui concerne spécifiquement le cannabis, entre 2009 et 2012, 37 923 personnes ont été emprisonnées pour son utilisation, soit une moyenne de 26 personnes condamnées par jour[3]. Malgré ces démarches draconiennes, le cannabis demeure consommé par approximativement 2.8 millions d’Indonésiens, ce qui en fait la substance illicite la plus populaire au pays (66% de la consommation totale de drogues) [4].
En lien avec sa guerre contre la drogue, le Président a également a augmenté la considération pour des méthodes de réhabilitation et de réduction des méfaits. Cette décision a été en partie prise considérant la saturation des prisons. En 2015, la capacité d’accueil des prisons était déjà saturée à 145% en moyenne, et avec des taux supérieurs à 260% dans certaines régions comme Jakarta[5]. Cependant, cette méthode est problématique pour les consommateurs de cannabis puisque ceux-ci sont forcés d’aller dans des centres de réhabilitation, mais seulement 5 à 10% d’entre eux développent un certain niveau d’utilisation problématique[6]. Dans la grande majorité des cas, la consommation de cannabis n’exige pas de traitement comme ça peut être le cas pour des substances comme l’héroïne ou la méthamphétamine. En ce qui concerne la surpopulation des prisons, des spécialistes (Putri; Blickman) affirment que la solution la plus efficace serait la décriminalisation de l’utilisation pour usage personnel et la cultivation (culture ?) à petite échelle[7].
En 2004, on estimait que 30% du cannabis en Asie du Sud-Est provenait de la région d’Aceh qui est situé sur la pointe nord de Sumatra[8]. La production de marijuana à Aceh est associée au mouvement séparatiste du groupe Gerakan Aceh Merdeka (GAM) qui revendique l’indépendance de la région depuis la fin des années 70. Cette activité est l’une des sources premières de financement pour l’organisation. Le GAM a été la cible de plusieurs opérations militaires menée par le gouvernement indonésien et l’une de leurs méthodes premières était la destruction des champs de marijuana. Toutefois, à quelques reprises l’armée et la police indonésienne ont été accusées d’avoir participé au trafic de drogue pendant les opérations visant à réduire la production illicite de cannabis[9].
Ce n’est pas un hasard si presque tout le cannabis consommé en Indonésie est produit dans la région de Aceh. En fait, la marijuana a une longue histoire dans la région. Le cannabis était traditionnellement utilisé pour ses propriétés médicinales et pour la cuisine. Les graines servaient rehausser la saveur des plats, et les fleurs à concocter des tonics ou des remèdes[10]. Pour plusieurs, le cannabis est également utilisé à des fins spirituelles. Dans des livres sacrés tels que le Majurabat et le Tajul Muluk qui ont été traduits en Malais au 16e siècle, on y trouve des passages qui évoquent le cannabis comme une herbe cruciale pour traiter plusieurs maladies comme le diabète[11].
En Indonésie, on réfère généralement au terme ganja pour parler du cannabis. Ce terme prendrait ses racines en Inde où le cannabis était utilisé communément et où il poussait abondamment aux abords du fleuve sacré, le Gange[12]. Peu de sources recensent la diffusion du cannabis en Asie du Sud-Est, mais les spécialistes avancent qu’en Indonésie, il aurait été importé de l’Inde et se serait d’abord implanté au nord de Sumatra avant de se répandre dans le reste du pays, notamment par les routes de l’opium[13]. La première interdiction officielle du cannabis a été implantée par les autorités hollandaises qui ont adopté le Décret sur les stupéfiants de 1927, notamment en raison des pressions internationales sur le sujet[14].
La criminalisation de la marijuana a suscité beaucoup de débats et de mécontentement, et ce jusqu’à nos jours où des groupes font pression pour sa légalisation. En 2007, le Comité indonésien des stupéfiants (BNN) et l’Institut National indonésien contre l’abus des drogues (INIDA) ont déposé une proposition visant à réexaminer le statut juridique du cannabis[15]. Cela a semé la controverse et différents groupes religieux ont immédiatement protesté contre cette idée. Le vice-président indonésien Jusuf Kalla s’est prononcé contre la légalisation du cannabis, mais a déclaré qu’« il est acceptable de l’utiliser comme assaisonnement »[16].
Ainsi, malgré l’importance historique et culturelle du cannabis en Indonésie, la légalisation ne semble pas être à l’agenda politique d’ici tôt. Les personnes qui seraient intéressées à consommer du cannabis devraient y penser deux fois avant de se voir imposer un séjour forcé en centre réhabilitation, ou pire…
[1] BBC News. « Indonesia to Execute Foreign Convicts », 27 juillet 2016, sect. Asia. https://www.bbc.com/news/world-asia-36907298.
[2] Davey, Melissa. « Data Used by Indonesia to Justify Drug Laws Is “Questionable”, Say Experts ». The Guardian, 5 juin 2015, sect. World news. https://www.theguardian.com/world/2015/jun/05/experts-criticise-data-used-by-indonesia-to-justify-punitive-drugs-policies.
[3] Lingkar Ganja Nusantara. « Buku Sekarang Aku, Besok Kamu! Advocate Ourself! » Scribd, avril 2014. https://id.scribd.com/doc/239261078/eBook-SABK-April-2014-Lingkar-Ganja-Nusantara.
[4] Global SMART Programme. « Indonesia Situation Assessment on Ampthetamine-type Stimulants », United Nations Office on Drugs and Crime, 2013. https://www.unodc.org/documents/indonesia//publication/2013/Indonesia_ ATS_2013_low.pdf.
[5] Sistem Database Permasyarakatan. « Data Terakhir Jumlah Penghuni Kanwil ». Sistem Database Permasyarakatan. http://smslap.ditjenpas.go.id/ public/grl/current/monthly
[6] Hall, W. « What has research over the past two decades revealed about the adverse health effects of recreational cannabis use? », Addiction, 2015. http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/add.12703/full.
[7] Putri, Dania, et Tom Blickman. « Patterns in Consumption, Production, and Policies ». Transnational Institute (TNI), janvier 2016. https://www.tni.org/files/publication-downloads/dpb_44_13012016_map_web.pdf.
[8] Schulze, K. E. «The Free Aceh Movement (GAM): Anatomy of a separatist organization », Policy Studies, No. 2, Washington, DC: East-West Center, 2004. https://www.eastwestcenter.org/publications/free-aceh-movement-gam-anatomy-separatist-organization.
[9] Kingsbury, D., et McCulloch, L. « Military Business in Aceh », Verandah of Violence: The Background to the Aceh Conflict, Singapore: NUS Press, 2006, pp. 212–217.
[10] Ibid, Putri, Dania, et Tom Blickman (2016).
[11] Ibid, Putri, Dania, et Tom Blickman (2016).
[12] Haughton, Suzette A. Drugged Out: Globalisation and Jamaica’s Resilience to Drug Trafficking. Lanham, Md: University Press of America, 2011.
[13] Ibid, Putri, Dania, et Tom Blickman (2016).
[14] Sri Tyas Suci, Eunike et Asmin Fransiska, Lamtiur Hasianna Tampubolon. « Drug Addiction Policies and Practices: Access to Health Services in Indonesia 1 ». Atma Jaya Catholic University of Indonesia, Jakarta, 2013. https://docplayer.net/3359689-Drug-addiction-policies-and-practices-access-to-health-services-in-indonesia-1.html.
[15] Ibid, Putri, Dania, et Tom Blickman (2016).
[16] Reuters « Politician Okays Marijuana in Food », 27 juin 2007. https://www.reuters.com/article/us-indonesia-marijuana-idUSJAK19971620070627.