Par Amélie Brideau
Occuper une zone tampon est loin d’être de tout repos. L’existence d’une zone tampon implique l’existence de forces politiques et militaires des deux côtés de la zone susceptibles de s’entrechoquer si elles étaient en contact direct(Pholsena et Banomyong 2006, 1). Dans ce sens, un état-tampon est un peu comme un « no man’s land » qui permet d’éviter l’affrontement direct de deux puissances (ou plus) qui sont en conflit.
De ce constat, le Laos fut un état-tampon à l’époque précoloniale et coloniale, le pays servant, à la fois, de terrain pour empêcher un affrontement direct et de monnaie d’échange entre ces mêmes puissances (Cesari 2007, 8). À présent, il ne joue plus exactement le même rôle qu’avant. En effet, il est qualifié en tant que plate-forme pour le transit des marchandises dans la région (Pholsena et Banomyong 2006, 103). Qu’est-ce qui a permis au Laos de passer d’un état-tampon à un pays de transit ? Avant cela, il serait approprié de présenter les événements qui ont caractérisé le Laos comme une zone tampon.
Lan Xang : « Le royaume au million d’éléphants »
Le royaume du Lan Xang (Laos) fut fondé en 1353 par le prince Fa Ngum (Pholsena et Banomyong 2006, 184). Au cours des siècles suivants, le royaume du Lan Xang dut reconstruire deux fois son unité sous Vixun en 1496, puis sous Souligna Vongsa (1637), sa division étant causée par des conflits entre entités voisines, dont le Royaume de Siam, l’Empire mongol et le Vietnam (Taillard 1989, 30).
Entre 1707 et 1713, le royaume du Lan Xang fut divisé en trois royaumes, soit Luang Prabang, Vientiane et Champassak (Pholsena et Banomyong 2006, 185). Suite aux ambitions territoriales du Vietnam et du Siam qui menèrent à l’éclatement du Lan Xang en ces trois royaumes, il a fallu l’intervention coloniale française en 1907 pour mettre fin à la domination siamoise (depuis 1779, les trois royaumes étaient des États vassaux du Royaume de Siam) et restaurer pour une quatrième fois l’unité du pays, délimitant les frontières du Laos actuel (Taillard 1989, 30).
Cette unité ne fut pas de longue durée, car, dès le début des années 60, le Laos se divisa en deux: la partie occidentale alliée à la Thaïlande et aux États-Unis, la partie orientale au Vietnam, à la Chine et à l’URSS (Taillard 1989, 30). En effet, le Laos, indépendant depuis 1949, voit son territoire servir de zone tampon encore une fois par les puissances extérieures durant la Guerre froide, un domino qui ne doit pas tomber pour le clan occidental et une cour arrière pour le clan communiste (Pholsena et Banomyong 2006, 1-2).
À cette époque, le Laos était le maillon indispensable des pistes d’Hô Chi Minh pour acheminer les troupes et le matériel du Nord du Vietnam vers le sud du Vietnam pour combattre les Américains et leurs alliés (Taillard 1989, 153). Cet itinéraire secret entre les deux Vietnam fut ouvert par Hanoï en 1959 dans l’Est du Laos (Cesari 2007, 8).
Par la suite, à partir de 1975, le Laos se retrouva à nouveau à la croisée des chemins, car deux fractures divisaient désormais la péninsule: celle qui sépare la Thailande de l’Indochine communiste (Cambodge, Vietnam, Laos), celle qui sépare, à l’intérieur du camp communiste, la Chine du Vietnam (Taillard 1989, 30).
Sur les cinq mouvements de réunification, deux seulement (menés par Vixun et Souligna Vongsa) ont été menés par des Laotiens seuls. Les trois autres réunifications se firent avec l’aide des puissances étrangères qui avaient tout à gagner en gardant le Laos au coeur de la péninsule: les Mongols d’abord, à l’époque de Fa Ngum au 14e siècle, pour conserver un accès au golfe de la Thaïlande; les Français ensuite, pour mettre un terme à l’expansionnisme siamois et à la progression des Britanniques présents en Birmanie; les Vietnamiens finalement à la période des relations « spéciales » avec le Laos (1977) et le Cambodge (1979) pour éliminer tout risque d’un axe Chine-Laos-Cambodge (Taillard 1989, 30-31).
En somme, les pays voisins du Laos, désireux qu’il y ait un allié sûr, s’assuraient d’être assez loin d’un ennemi potentiel. De ce fait, il était impossible pour les dirigeants laotiens de garder un semblant de neutralité durant les conflits qui sévissaient dans la région (Taillard 1989, 31).
Laos: « Voie de transit » et « plaque tournante économique régionale »
Le rôle des ressources naturelles et des terres représente, depuis les quinze dernières années, un enjeu important pour le Laos, vu leur abondance et leur diversité. Face à cette réalité qui lui est profitable, le gouvernement laotien souhaite, grâce à l’aide financière des États voisins et des bailleurs de fonds internationaux, transformer le pays en une plaque tournante économique régionale.
Pour ce faire, il développe son réseau de transport et de communication avec ses marchés étrangers (Pholsena et Banomyong 2006, 102). Ce retournement de situation a été rendu possible par un repositionnement de ses stratégies économiques, laissant place à une économie de marché après une tentative marxiste-léniniste du mode de production agricole (Mottet 2015, 18).
Face aux grands joueurs économiques que sont Bangkok, Beijing et Hanoï, le Laos et ses ressources peuvent sembler être des proies vulnérables face à ces derniers. Bien souvent, le pays est considéré comme le prolongement territorial de ses voisins, un territoire qui regorge de ressources favorisant leurs économies nationales. Étant bien alerte de son unicité géographique, Vientiane empêche toutefois une prise de contrôle totale des ressources du pays par ses partenaires économiques en instaurant plusieurs moratoires (Mottet 2015, 22-23).
Par ailleurs, le Laos a défini une nouvelle stratégie: développer des relations diplomatiques (bilatérales, régionales et multilatérales) et économiques avec autant de puissances que possible afin de défaire la logique géopolitique régionale qui lui a été longtemps imposée, soit celle d’un état-tampon, et de préserver, en quelque sorte, sa souveraineté (Mottet 2015, 16).
Bibliographie
Cesari, Laurent. 2007. Les grandes puissances et le Laos, 1954-1964. Artois Presses Université : Arras, 374p.
Mottet Éric. 2015. « Géopolitique du Laos. Des ressources naturelles au service d’une intégration régionale », Revue internationale et stratégique, 2 (n° 98), p. 16-25.
Pholsena, Vatthana et Ruth Banomyong. 2006. Laos: From Buffer State to Crossroads ?, Mekong Press: Chiang Mai, 215p.
Taillard, Christian. 1989. Le Laos: strategies d’un État-tampon. G.I.P. RECLUS : Montpellier, 200p.