Par Jody Kimberley Grollier
Le riz est la culture la plus importante de Thaïlande : elle représente 20% de la surface totale du pays, soit la moitié des surfaces cultivées, et emploie près de 70% de la population active agricole (Phélinas 2000, 303 ; Poupon 2010, 104). À l’origine, le royaume du Siam commence à cultiver le riz pour nourrir l’Asie. Puis, la riziculture devient un moteur essentiel pour l’emploi, la lutte contre la pauvreté et la croissance à long terme. Le développement économique rapide de la Thaïlande mise ainsi, à travers l’agriculture, sur sa main d’œuvre abondante et peu dispendieuse ainsi que sur sa dotation en ressources naturelles. La Thaïlande devient alors un des premiers exportateurs mondiaux de riz. Contrairement à ses voisins sud-est asiatiques, l’essor de sa production agricole se fonde sur l’expansion des territoires mis en cultures plutôt que sur l’amélioration de la productivité des récoltes (Phélinas 2000, 320). Les rendements en riz paddy restent, en effet, parmi les plus faible de la région (Trébuil 1993, 374). Toutefois, cette croissance agricole exceptionnelle s’accompagne de déséquilibres écologiques et sociaux. Surtout, la réduction de la pauvreté rurale n’a pas été à la hauteur des réalisations macro-économiques (De Koninck 2003, 308). La crise financière qui secoue le pays au cours de l’été 1997 souligne les difficultés structurelles auxquelles le secteur rizicole doit faire face (Phélinas 2000, 301). Nous tenterons de saisir dans les prochains paragraphes pourquoi les politiques du gouvernement pour maintenir la compétitivité du riz thaïlandais sur les marchés internationaux sont défavorables aux petits producteurs.
Tout d’abord, l’avantage comparatif de la riziculture se détériore au fil des mutations socio-économiques du pays. Puis, le développement des agro-industries sino-thaïes bouleverse le modèle des petites exploitations familiales. Enfin, le programme de subvention du gouvernement ne soutient pas les paysans en difficultés.
Détérioration de l’avantage comparatif de la riziculture
Dans les années 1980, la riziculture thaïlandaise doit faire face à une pénurie de ressources en terre, par l’arrêt des fronts pionniers agricoles, en eau, en raison de sa surexploitation, et en main d’œuvre, celle-ci migrant vers l’industrie, provoquant une augmentation des coûts de production (Phélinas 2000, 303 ; Poupon 2010, 104). En conséquence, l’apparition de nouveaux pays exportateurs, tel que le Vietnam et l’Inde, et jusqu’en 1996, la surévaluation du bath par rapport aux monnaies des principaux partenaires commerciaux entrainent de sérieuses difficultés d’écoulement du riz thaï sur les marchés internationaux (Phélinas 2000, 303). Par ailleurs, peu de progrès se sont réalisés en termes d’efficacité productive. La production de riz n’augmente qu’à un rythme de 1% par an et les rendements du travail stagnent (Phélinas 2000, 305).
[A] Évolution de la production de riz, du volume et de la productivité des facteurs de 1907 à 2003.
L’épuisement des ressources définit ainsi les limites de la croissance agricole extensive. Au début des années 1990, le gouvernement thaïlandais, confiant en l’avenir industriel du pays, lance un plan de Restructuration des Systèmes de Production Agricole. Le but est de substituer la production de produits à forte valeur ajoutée (légumes, fleurs, fruits) aux cultures plus traditionnelles comme le riz (Phélinas 2000, 316). Le pays exporte en grandes quantités une palette de plus en plus diversifiée de produits agricoles. Le riz ne représente alors plus que le cinquième de l’agriculture thaïlandaise (Poupon 2010, 103).
[B] Spécialisation des cultures par région.
[C] Part des secteurs d’activité dans le revenu agricole total.
Le modèle de croissance agro-exportateur ainsi adopté entraine une consommation exponentielle des intrants d’origine industrielle : semences sélectionnées, engrais et pesticides (Trébuil 1993, 374). De plus, la déforestation rapide des bassins versants altère la qualité du cycle de l’eau. Les inondations soudaines et dévastatrices sont de plus en plus fréquentes. La gestion de l’eau est un enjeu important puisque les aménagements hydro-agricoles sont au cœur des systèmes de riziculture inondée au Nord de la Thaïlande. Les riziculteurs voient les apports des cours d’eau diminuer ainsi que l’eau disponible devenir impropre à la consommation (Trébuil 1993, 371).
L’agro-business sino-thaï concurrence les petites exploitations familiales locales
La structure agraire de la Thaïlande se caractérise historiquement par la domination de la petite production familiale. Longtemps, l’absence de réglementation foncière permet aux paysans de posséder les terres qu’ils cultivent. La législation formalise dès 1954 [Land Code] un droit du sol au profit des paysans, par l’émission de titres de propriété (Poupon 2010, 89). En revanche, la petite taille des exploitations rizicoles se transforme en un obstacle au développement de la production et à l’accroissement des revenus dès lors que les exploitations s’intègrent dans une économie à salaires élevés (Phélinas 2000, 306). Pour que la riziculture reste une activité rentable, la taille des exploitations doit augmenter afin de faciliter la mécanisation, d’économiser la main d’œuvre, de bénéficier d’économies d’échelles et par conséquent de réduire les coûts de production (Phélinas 2000, 307).
[D] Méthode traditionnelle de culture du riz.
Une partie des travailleurs chinois, issus de la vague migratoire du 19ème siècle, s’installe en Thaïlande et prend une part déterminante dans l’agrobusiness thaï. Ils deviennent les banquiers des paysans, étant les seuls capables, tant financièrement que techniquement, à pouvoir jouer ce rôle. Parfois, ne pouvant rembourser les prêts, les petits paysans choisissent de fuir vers les villes. Les intermédiaires chinois par des avances sur culture, le financement d’intrants ou le paiement comptant à la récolte, se retrouvent en situation de financer l’agriculture thaïlandaise (Poupon 2010, 179). En outre, le métissage entre les populations autochtones et les minorités chinoises s’opère particulièrement bien et conduit à la formation d’une communauté d’affaire sino-thaïe puissante. Même si des revers financiers ou politiques leur font perdre leur position dominante sur le marché du riz, les familles chinoises se succèdent à la tête des grands groupes de l’agro-industrie thaïe (Poupon 2010, 185).
Le programme de subvention des prix du riz ne soutient pas les paysans en difficultés
Le riz est une céréale dont le commerce est particulièrement sensible tant il touche à la sécurité alimentaire des populations (Poupon 2010, 239). Possédant des surplus en production, la Thaïlande ne s’est jamais dotée de réserves en riz (Briones 2016, 50). Néanmoins, depuis 1970, plusieurs initiatives de soutien à la production de riz se succèdent. En 2011, le gouvernement de Yingluck Shinawatra décide d’acheter le riz aux paysans à un prix deux fois plus élevé que les cours mondiaux afin d’augmenter leurs revenus. De ce fait, le riz thaïlandais devient plus cher que ses concurrents sur les marchés internationaux. Les exportations de riz chutent de 35% en un an, passant de 10,7 millions de tonnes en 2011 à 6,9 millions en 2012 (Barthwal-Datta 2014, 168). Le gouvernement doit alors gérer des millions de tonnes de stocks de riz invendus.
Très populaire à son introduction, la politique de subvention se révèle être inefficace et coûteuse, tant elle fait l’objet de corruption, provoque la hausse du prix du riz dans les commerces et endette l’État. De 2011 à 2014, le gouvernement dépense 680 milliards de bath pour acheter 44 millions de tonnes de riz paddy, dont la vente lui rapporte seulement 200 milliards de bath (Briones 2016, 51). Par ailleurs, environ 2,6 millions de petits paysans ne produisent pas assez de riz pour le vendre au gouvernement et bénéficier du programme. De plus, les coûts de production sont de plus en plus élevés suite à l’augmentation des prix de l’équipement agricole et des intrants chimiques. Par conséquent, le programme bénéficie plutôt aux grands propriétaires qui, en louant des parcelles aux paysans, possèdent la majorité des rizicultures dans les plaines centrales, ainsi qu’aux riches agriculteurs (Barthwal-Datta 2014, 168). La junte militaire, à la tête du pays depuis mai 2014, continue de fixer le prix du riz au niveau national.
Les petits paysans thaïlandais redoublent d’effort afin de ne pas se faire exploiter par le marché contrôlé par l’État et sortir de la pauvreté. Des initiatives originales voient le jour ces dernières années, comme, par exemple, la création d’une page Facebook afin de permettre aux riziculteurs de vendre directement leur récolte aux consommateurs.
Bibliographie
Barthwal-Datta, Monika. 2014. « Thailand’s flawed rice scheme ». Dans Barthwal-Datta, Monika. Food Security in Asia : Challenges, Policies and Implications. The International Institute for Strategic Studies : Londres, 168.
Briones, Roehlano M. 2016. « Food security initiatives in Asia and the impact of WTO Regulation ». Dans Ewing-Chow, Michael et Melanie Vilarasau Slade. International Trade and Food Security : Exploring Collective Food Security in Asia. Cheltenham ; Northampton : Edward Elgar Publishing, 49-61.
De Koninck, Rodolphe. 2003. « Les agricultures du Sud-Est asiatique : interrogations sur l’avenir d’un nouveau modèle de développement ». L’Espace géographique 4 (32) : 301-310.
Phélinas, Pascale. 2000. « La riziculture thaïlandaise face à la crise ». Revue Tiers Monde 162 (avril-juin) : 301-322.
Poupon, Roland. 2010. Alternatives agricoles en Thaïlande : de la riziculture à la globalisation. Paris : Kailash.
Trébuil, Guy. 1993. « Agriculture pionnière, révolution verte et dégradation de l’environnement en Thaïlande ». Tiers-Monde 34 (no 134) : 365-383.
Iconographie
[A] Phélinas, Pascale. 2010. « Le marché, l’État et la compétitivité du riz thaïlandais ». Annales de géographie (no 671-672) : 160.
[B] Poupon, Roland. 2010. « L’agriculture : un système de petites exploitations familiales ». Dans Alternatives agricoles en Thaïlande : de la riziculture à la globalisation. Paris : Kailash, 117.
[C] Poupon, Roland. 2010. « L’agriculture : un système de petites exploitations familiales ». Dans Alternatives agricoles en Thaïlande : de la riziculture à la globalisation. Paris : Kailash, 103.
[D] Poupon, Roland. 2010. Alternatives agricoles en Thaïlande : de la riziculture à la globalisation. Paris : Kailash, première de couverture.