Par Claudia Serrano
L’Indonésie est aujourd’hui le pays le plus peuplé d’Asie du Sud-Est et également un des leaders économiques dans la région. Toutefois, les tensions religieuses se font encore sentir à travers l’archipel et sont encore parfois le sujet des nouvelles internationales. La question qui se pose est donc à savoir en quoi la période coloniale a-t-elle contribué à l’émergence de ces tensions religieuses entre la population indonésienne? Pour répondre à cette question, seront ici analysés les méthodes de gestion de la colonie de la part des Néerlandais, la naissance de mouvements nationalistes et d’une idée d’identité indonésienne puis enfin les modes de gouvernance de Sukarno et plus tard de Suharto, tous étant vus comme des facteurs ayant contribué à l’émergence des tensions religieuses en Indonésie.
La redécouverte de l’archipel et l’émergence des premières hostilités religieuses
Les premiers Néerlandais arrivent sur l’archipel indonésien au 16e siècle à travers la VOC — compagnie privée qui s’occupait alors du commerce — et sont les premiers à s’installer à Jakarta, là où les Portugais n’y faisaient que du commerce (Taylor 2009, 3). Leur expansion territoriale sur l’archipel se fera ainsi de 1750 à 1914, année de la finalisation de leur empire (Owen 2005, 123, 136). Ainsi, dès le 18e siècle, la compagnie met en place des séminaires de théologie chrétienne pour éduquer des jeunes indonésiens. Cependant, l’éducation offerte à ces jeunes ne sert qu’aux intérêts de la VOC qui n’accorde pas à cette intelligentsia la possibilité de changer de rang hiérarchique et qui maintiendront donc un rang similaire à celui d’un marchand (Taylor 2009, 79-80). Il est également important de souligner qu’avant l’arrivée des Néerlandais, la majorité de la population vivant sur l’archipel était des sujets de sultans (Owen 2005, 124) ce qui marque les premières hostilités entre le christianisme et l’islam.
En 1799, la VOC est remplacée par une administration coloniale néerlandaise et un changement de gestion est alors perceptible à travers l’investissement plus important dans les infrastructures de la région indonésienne, dans l’éducation, dans la religion, dans les emplois, dans l’armée et ainsi de suite (Owen 2005, 123-4). Cette période est ainsi également marquée par l’agrandissement du domaine colonial. Mais cette propagation ne s’est pas faite sans obstacle pour les Néerlandais. De grands mouvements de résistance entre autres à Java, à Bali, mais surtout à Aceh se sont fait sentir et ont parfois nécessité des interventions militaires de la part des colonisateurs. Aceh, qui était restée indépendante jusqu’en 1871, devient une partie de la colonie néerlandaise en 1903 (De Koninck 2005, 69-70 ; Owen 2005, 132).
«Nous les Indonésiens»
La montée de l’idée d’une forme d’identité au 19e et au début du 20e siècle au sein des îles indonésiennes a non seulement entraînée la création des premiers mouvements nationalistes, mais également l’émergence des mouvements identitaires.
Ainsi, à travers la mise en place d’un système d’éducation plus développé permettant à certains Indonésiens d’aller poursuivre leurs études ailleurs sur l’archipel ou aux Pays-Bas ainsi qu’à travers la création du bureau de tourisme indonésien en 1912, naît l’idée d’une Indonésie unie et de l’appellation « nous les Indonésiens » (Owen 2005, 124, 299). Mais le début du 20e siècle est également celui où se créent de nombreuses organisations revendiquant la place des musulmans, des chrétiens, des hindouistes et des bouddhistes ainsi que la place des indigènes dans la communauté, mais également le droit des femmes (Owen 2005, 296-8). S’ajoutent à ces divergences dans la population les tensions créées par les nouveaux emplois réservés aux élites, les conditions de vie misérables et les répercussions de la crise économique de 1929 qui se sont fait sentir jusque dans l’archipel (Owen 2005, 302). L’insurrection des Indonésiens fait monter les mouvements nationalistes parmi lesquels se trouvait celui de Sukarno fondé en 1929 et ayant comme objectif de rassembler la population en une seule nation qui formerait une seule patrie et parlerait une seule langue, le Bahasa Indonesia (Owen 2005, 298). La colonisation a donc non seulement contribué à la montée du nationalisme et à l’émergence d’une idée d’identité nationale, mais également à des identités religieuses qui elles étaient plus hétérogènes.
Le Panca Sila de Sukarno et le «nouvel ordre» de Suharto
L’occupation des Japonais en 1942 marque la fin de la colonisation néerlandaise et Sukarno — qui deviendra président de la nouvelle république — déclare l’indépendance de l’Indonésie en 1945, quelques mois avant la date prévue par les Japonais. Mais le nouvel État retombera sous l’emprise des Néerlandais qui tentent de reprendre l’archipel après la Seconde Guerre mondiale, ce qui engendrera des rébellions et des affrontements jusqu’en 1949 lorsque les Néerlandais accordent l’indépendance à l’État qui devient la République des États unis d’Indonésie (De Koninck 2005, 79-80 ; Owen 2005, 307-8). À nouveau, des affrontements entre la population émergent face à ceux qui avaient collaboré avec les Néerlandais ou avec les Japonais et qui étaient donc vus comme des traitres, mais également entre chrétiens et musulmans (Owen 2005, 307).
Malgré une grande instabilité en place et des tensions ethniques et religieuses, Sukarno réussit à régler plusieurs de ces problèmes à travers le Panca Sila — cinq principes qui sont l’identité nationale, une place dans la communauté internationale, la souveraineté des personnes, la justice sociale et la croyance en un seul Dieu — et à travers sa « démocratie guidée » (Owen 2005, 306-7, 309, 431). Toutefois, une série d’erreurs de la part de Sukarno — dont son rapprochement avec les communistes, mais également les conséquences d’autres enjeux, dont la forte division entre les religions, entre les classes sociales et entre les ethnies — entraînent le coup d’État militaire de Suharto en 1965 qui deviendra président en 1967 et sera « réélu » jusqu’en 1998 lorsqu’il est forcé de quitter son poste après la crise économique de 1997.
Suite au coup d’État de Suharto, plusieurs massacres ont lieu dont celui de nombreux communistes et de nombreux Chinois soupçonnés de les supporter. Le règne de près de 30 ans du gouvernement militaire sera composé de corruption massive dans l’archipel et d’une alliance plus forte avec les dirigeants musulmans (De Koninck 2005, 80-1 ; Owen 2005, 309) ce qui n’a évidemment pas eu pour effet d’atténuer les tensions religieuses déjà présentes sur le territoire indonésien.
Ainsi, la présence des Néerlandais et ensuite des Japonais étant à l’origine du rassemblement de plusieurs populations ayant des différences culturelles, religieuses, ethniques et linguistiques en un seul État a intensifié les tensions qui ne se seraient peut-être autrement limitées qu’à celles entre États voisins.
Bibliographie
De Koninck, Rodolphe. 2005. L’Asie du Sud-Est. 2e éd. Paris : Armand Colin.
Owen, Norman G. 2005. The emergence of modern Southeast Asia : A New History. Honolulu : University of Hawaiʻi Press.
Pluvier, Jan. 1977. South-East Asia from colonialism to independence. Kuala Lumpur : Oxford University Press.
Taylor, Jean Gelman. 2009. The social world of Batavia : Europeans and Eurasians in Colonial Indonesia. 2e éd. Madison : University of Wisconsin Press.