Par Claudia Serrano
La situation sociopolitique du pays de la fameuse Aung San Suu Kyi reste encore un phénomène fortement incompris. Lorsque nous entendons parler de cet État dans les nouvelles internationales, il s’agit souvent de nouvelles tensions ou de massacres entre différentes ethnies birmanes. Mais en quoi est-ce que la présence coloniale des Britanniques au 19e et 20e siècle a-t-elle alimenté les conflits déjà présents sur le territoire depuis plusieurs siècles? Pour répondre à cette question, cet article traitera de la gestion mésadaptée de la colonie birmane, de l’émergence d’un nationalisme birman comme réponse à l’instabilité sur le territoire puis de l’anti-démocratie comme legs de l’Empire britannique.
Gestion mésadaptée de la colonie birmane
Selon Buchanan, la Birmanie est « créée » à la fin des années 1800 par les Britanniques sur une base de diplomatie armée et d’utilité administrative (1967, 111). La colonie est également gérée de la même façon que les Britanniques géraient l’Inde, c’est-à-dire selon des méthodes qui ne sont pas adaptées à la population birmane, ce qui engendra plus tard des problèmes plutôt importants. Parmi ces problèmes se retrouve celui de l’immigration incontrôlée de Chinois et d’Indiens en Birmanie (Aung San Suu Kyi 1996, 10).
Avant la colonisation, les différentes ethnies et communautés du Myanmar cohabitaient déjà à travers des grands déplacements humains générés par l’économie, la politique et les exigences militaires. Des affrontements entre ces groupes avaient parfois lieu notamment dans des guerres d’expansion, dont celle allant jusqu’au Siam (Owen 2005, 83-4). Toutefois, ce n’est que vers la fin du 18e siècle que les premières tensions commerciales et territoriales, entre le Myanmar et l’Empire britannique, se font sentir.
Sachant que le Myanmar ne ferait pas de concessions, les Britanniques organisent une première tentative pour prendre la capitale en 1825. Le roi craignant leur victoire, accepte ainsi d’accorder les concessions aux Britanniques. La relation des deux ennemis s’améliore jusqu’à ce que de nouvelles tensions commerciales ressurgissent et une nouvelle tentative de colonisation de la part des Britanniques a lieu en 1852. Par contre, rencontrant à nouveau une résistance, il faudra une nouvelle guerre pour que les Britanniques réussissent l’annexion complète du Myanmar en 1886 (Owen 2005, 86-92).
Bien que les Britanniques aient gouverné l’ensemble de la Birmanie pendant moins de soixante ans, ceci a été suffisant pour créer une forte instabilité au sein du pays, mettant complètement de côté des structures politiques importantes mises en place par les rois concernant la place des indigènes dans la société ainsi que l’importance des structures hiérarchiques. Ceci a donc eu comme conséquence l’échec de la création d’un système politique fonctionnel pour tous et un ordre social. Ainsi, suite à leur conquête en 1886, de fortes résistances de la part de moines bouddhistes, mais aussi de minorités ethniques, se sont fait sentir pendant près d’une décennie, ayant comme résultat l’imposition d’un règne militaire pendant dix ans sur l’ensemble du territoire birman (Owen 2005, 322-4).
L’émergence du nationalisme
La mise en place d’un système éducatif de la part des Britanniques, ayant comme seul objectif de pouvoir en tirer profit pour répondre aux besoins de la colonie, fait naître les premiers mouvements nationalistes qui étaient composés de l’élite intellectuelle et de l’association des jeunes moines bouddhistes, le Young Men’s Bouddhist Association (YMBA), créée en 1906. Une des premières victoires du YMBA a été d’obliger les colons britanniques à retirer leurs bottes ou souliers avant d’entrer dans une pagode, geste qui était grandement irrespectueux et arrogant. Bien que cette dernière fût une petite victoire, elle les encouragea à aller de l’avant dans leurs futures revendications pour des choses beaucoup plus importantes, dont la séparation politique, législative et gouvernementale birmane de l’Inde (Aung San Suu Kyi 1996, 11 ; Owen 2005, 324-5).
L’union entre l’élite urbaine et les paysans des villages qui avaient bien fonctionné jusqu’à là, connaît ses premières tensions durant les années 1920 et une division grandissante se fait entre les deux groupes ainsi qu’entre les autres majorités et minorités. Le gouvernement met en place des interventions militaires « punitives » pour garder l’ordre. Mais des émeutes anti-indiennes et anticoloniales ressurgissent en 1930, car les paysans pauvres, ne pouvant plus payer la terre aux prêteurs indiens, commencent à perdre leurs terres aux mains de ces derniers. Pour plusieurs paysans, les hauts taux de taxation, le crime, le manque d’emplois, le dénigrement du bouddhisme et ainsi de suite étaient vus comme des produits directs de la colonisation (Aung San Suu Kyi 1996, 12 ; Owen 2005, 326-7) ce qui ne fait qu’alimenter les tensions déjà présentes dans le pays.
L’anti-démocratie comme legs de l’Empire britannique
En 1939, Thakin Aung San — qui veut dire maître Aung San en signe de contestation envers les Britanniques qui se faisaient appeler ainsi — crée le Parti communiste de Birmanie. Plus tard, il créera l’Armée d’indépendance birmane qui sera soutenue par l’armée japonaise lors de leur arrivée en 1942 (Aung San Suu Kyi 1996, 12-3 ; Owen 2005, 329-30 ; Pluvier 1977, 130). En 1947, Aung San est assassiné, moins de six mois avant l’indépendance de la République de l’union de Birmanie. Une guerre civile éclate en 1948 et durera près de 40 ans (Pluvier 1977, 400 ; De Koninck 2005, 79 ; Owen 2005, 332). Les tensions ethniques et religieuses se poursuivent même après le coup d’État du Général Ne Win en mars 1962 qui dirigera le Conseil Révolutionnaire et restera au pouvoir jusqu’en 1988, ayant renfermé le pays sur lui-même et s’accordant personnellement la totalité du pouvoir exécutif, judiciaire et législatif, règne qui sera sans aucun doute teinté de corruption (De Koninck 2005, 79 ; Owen 2005, 334, 497-9). Ainsi, les méthodes de gouvernance de Ne Win peuvent être liées avec celles utilisées durant la période coloniale et peuvent donc être interprétées comme ayant été teintées par cette dernière qui a échoué à mettre en place des structures démocratiques et égalitaires.
Enfin, comme Buchanan l’écrivait en 1967, « les tensions à l’intérieur de l’Union de la Birmanie sont un legs d’une politique coloniale européenne qui a été peu concernée par les réalités ethniques et culturelles […] ; les difficultés inévitables résultant de ce manque de conscience ont été aggravées par l’impact inégal de l’Occident […] et d’une politique coloniale basée sur le “diviser pour mieux régner” […]. »(Traduction personnelle, 1967, 114). Cette pensée est encore valide aujourd’hui, décrivant les conséquences de la gestion coloniale de l’Empire britannique ayant contraint une si grande diversité ethnique, culturelle et religieuse en un seul État. Comme l’a dit Aung San Suu Kyi, c’est d’ailleurs beaucoup plus qu’une simple coïncidence que les premiers mouvements identitaires apparaissent peu de temps après la colonisation (1996, 10).
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Bibliographie
Aung San Suu Kyi. 1996. Nationalisme et littérature en Birmanie : quelques aspects de la vie intellectuelle sous le colonialisme. Genève : Éditions Olizane.
Buchanan, Keith. 1967. The Southeast Asian world : An Introductory Essay. London : G. Bell and Sons, LTD.
De Koninck, Rodolphe. 2005. L’Asie du Sud-Est. 2e éd. Paris : Armand Colin.
Owen, Norman G. 2005. The emergence of modern Southeast Asia : A New History. Honolulu : University of HawaiʻI Press.
Pluvier, Jan. 1977. South-East Asia from colonialism to independence. Kuala Lumpur : Oxford University Press.