Par Walid Tannouri
Au sud de la Thaïlande, les trois provinces de Narathiwat, Pattani et Yala sont caractérisées par des clivages ethniques parmi les plus importants de l’Asie du Sud-Est. Ces provinces, avec une population de plus de 1,8 million de personnes principalement situées près de la frontière malaisienne, représentent la démarcation entre le monde malais musulman et le monde thaïlandais bouddhiste et soulèvent des questions socioculturelles et linguistiques qui mettent à risque la stabilité régionale (Vatikiotis 2006, 33). En 2001, lorsque des insurrections éclatent au sud de la Thaïlande, les médias nationaux s’empressent de qualifier celles-ci d’islamiques et étiquettent les attaques perpétrées comme une vengeance envers les bouddhistes thaïlandais (Harish 2006, 48). Comment expliquer la division entre les bouddhistes et les musulmans en Thaïlande ?
La promotion d’une identité spécifique dans la diversité
La notion d’être thaïlandais ou malais est principalement identifiée par des symboles culturels tels que la langue et l’éducation. L’idée d’être musulman ou bouddhiste est, contrairement aux référents culturels, établie par des référents religieux spécifiques à l’Islam ou au Bouddhisme (Harish 2006, 49). Se faisant, les principales raisons de l’émergence du conflit opposant ces deux peuples bien avant 2001 sont la croissance du nationalisme irrédentiste malais et les politiques pro-thaïlandaises du gouvernement siamois et de Bangkok. Craignant en particulier pour leur langue et leur éducation, les Malais ont considéré l’imposition de la culture et de la langue thaïlandaise dans les provinces du sud comme une réelle menace à leur identité (Harish 2006, 54). Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1960 que la religion commence à jouer un plus grand rôle dans le conflit et ses motifs (Harish 2006, 54). En effet, dans des pays où la religion fait partie intégrante de l’identité nationale, celle-ci reste déterminante dans la façon de concevoir les relations politiques. Quelques raisons peuvent expliquer la nature religieuse de l’insurrection de 2001. Premièrement, le gouvernement thaïlandais a tenté de supprimer l’identité malaise des habitants vivant dans les provinces du sud (Harish 2006, 58). Devant la montée du nationalisme irrédentiste malais, le gouvernement de Bangkok a voulu maintenir la loyauté des provinces du sud en reconnaissant tous les Thaïs musulmans. Cette décision s’est avérée être contre-productive, puisque l’identité religieuse a prédominé au détriment de l’identité ethnique thaïe, ce qui a renforcé le clivage ethnique régional (Harish 2006, 58). Ensuite, entre 1988 et 2003, l’identité religieuse de la jeune génération au sud du pays a grandement été marquée et amplifiée par l’éducation islamique des étudiants thaïlandais au Moyen-Orient (Chongkittavorn 2004, 270). Une fois revenus au pays, ces nouveaux diplômés, estimés à environ 5000, éprouvent de la difficulté à trouver un emploi significatif et doivent dépendre financièrement des pays musulmans du Moyen-Orient (Chongkittavorn 2004, 270). Ainsi, cette dépendance ne peut qu’accentuer l’identité religieuse, puisqu’il aurait été audacieux de mordre la main qui les nourrit. Puis finalement, l’environnement postérieur au 11 septembre 2001 et la peur du terrorisme international ont facilité la désignation du bouc émissaire : l’Islam. Ce présumé responsable des insurrections au sud de la Thaïlande (Harish 2006, 58). Par conséquent, ce sont ces principales causes qui ont mené à une plus grande division entre les bouddhistes et les musulmans.
Préférences culturelles, imprudences gouvernementales et islamisme
Parallèlement, l’insurrection de 2001, alimentée par l’imprudence du gouvernement thaïlandais, trouble la sécurité locale et soulève certaines préférences culturelles et politiques. Premièrement, lorsque Thaksin Shinawatra déclare la guerre nationale contre la drogue, plus de 2200 présumés dealers sont retrouvés morts au sud du pays. Ensuite, la modification de la sécurité dans la région et le démantèlement du Southern Security Command perturbent la relation de confiance entre les communautés locales du sud et les autorités. Enfin, certaines politiques mises de l’avant par le gouvernement offensent les musulmans locaux (Vatikiotis 2006, 35). Pour faire simple, sous la gouvernance de Thaksin, le sud du pays est constamment ciblé et les Thaïlandais musulmans se retrouvent à l’être aussi. L’inconstance de Bangkok à reconnaître la nature sociale et culturelle de l’insurrection et l’incapacité d’adresser les méfaits de celle-ci enflamment de colère le public et pousse les jeunes thaïlandais à se joindre à des mouvements séparatistes (Vatikiotis 2006, 37). Devant une telle réalité, la Malaisie, pour assurer ses arrières, va se porter volontaire pour aider son voisin avec ses problèmes de sécurité. Les préoccupations de la Malaisie face aux organisations « islamistes » telles que le KMM la prédispose à soutenir la Thaïlande. Cependant, après les incidents tragiques à Krue Se en 2004, l’opinion publique malaise a obligé le gouvernement à prioriser davantage la protection des Malais au sud de la Thaïlande (Funston 2010, 251). De fait, en 2004, plus de 1200 personnes perdent la vie et des insurgés mènent des attaques dirigées sur la population locale et les forces de sécurité. En un an, plus de 200 attentats à la bombe et de nombreuses fusillades animent le quotidien du sud de la Thaïlande et également celui-ci de la Malaisie (Vatikiotis 2006, 32).
Pour conclure, il est indéniable que la religion et l’appartenance ethnique jouent un rôle clé dans la logique insurrectionnelle, puisqu’elles font intrinsèquement partie de l’identité individuelle et s’influencent mutuellement. Toujours est-il que dans un pays majoritairement bouddhiste, les craintes d’un militantisme islamique permettent au gouvernement de peindre les conflits comme étant essentiellement ethniques et de mettre l’emphase sur le fanatisme religieux de ceux-ci. Les Thaïlandais musulmans, étiquetés comme musulmans, voient leur identité réduite à leur appartenance religieuse. C’est pourquoi, bien qu’ils soient Thaïlandais, ces derniers, en raison de leur religion, se sentent davantage interpellés par la Malaisie.
Bibliographie
Chongkittavorn, Kavi. 2004. « Thailand: International Terrorism and the Muslim South ». Southeast Asian Affairs 2004 (no. 1) : 267-275
Funston, John. 2010. « Malaysia and Thailand’s Southern Conflict: Reconciling Security and Ethnicity ». Contemporary Southeast Asia 32 (no. 2) : 234-257.
Harish, S.P. 2006. « Ethnic or Religious Cleavage? Investigating the Nature of the Conflict in Southern Thailand ». Contemporary Southeast Asia 28 (no. 1) : 48-69.
Joll, Christopher M. 2010. « Religion and Conflict in Southern Thailand: Beyond Rounding Up the Usual Suspects » Contemporary Southeast Asia 32 (no. 2) : 258-279.
Vatikiotis, Michael R.J. 2006. « Resolving Internal Conflicts in Southeast Asia: Domestic Challenges and Regional Perspectives ». Contemporary Southeast Asia 28 (no. 1) : 27-47
Iconographie
(A). En ligne : http://www.chiangraitimes.com/10-countries-issue-travel-warning-for-thailand.html
(B). En ligne : http://mapio.net/o/1243367/