Par Antony Masso-Lussier
Singapour se situe au huitième rang mondial pour le PIB par habitant. Pour sa part, le Cambodge se trouve au cent-quarante-quatrième rang (Banque Mondiale 2017). Un problème ? Ces données, de deux membres de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ANASE), contrastent avec le discours d’inauguration fait par l’ancien président philippin Fidel V. Ramon :
« Les économies fragmentées de l’Asie du Sud-Est […] avec chaque pays poursuivant leurs propres objectifs […] transportent la graine de la faiblesse Ils sont incapables de croitre et perpétuent leur dépendance envers les pays avancés économiquement. L’ANASE, par conséquent, peut canaliser les potentiels restants de cette riche région par le biais d’actions unies d’envergure » (Association des nations d’Asie du Sud-est 2017).
Comment expliquer que l’ANASE soit toujours pertinente pour Singapour ?
Adaptation aux tendances du commerce mondial
Dans les années 2000, les multinationales délocalisent des parties de leurs opérations régionales vers leur principal marché : la Chine (Beng 2004, 339). Cette réalité touche l’importante industrie d’exportation de produits électroniques singapourienne (Beng 2004, 339). Néanmoins, Singapour compense en offrant un environnement « attirant pour les investissements étrangers » (Beng 2004, 339).
Dans cet ordre d’idée, Singapour se positionne comme un intermédiaire dans le transit de biens et de services entre la Chine et les pays sud-est asiatiques (Beng 2004, 340). Beng (2004, 339) constate que, à cet égard, l’économie demeure intensément compétitive.
De plus, les entrepreneurs de Singapour craignent d’internationaliser leurs affaires (Dahles 2002, 254). À cet effet, l’ANASE constitue « une première étape » pour qu’ils « [apprivoisent] un territoire économique inconnu » (Dahles 2002, 254). Aussi, « certains jeunes entrepreneurs préfèrent s’appuyer sur leur propre réseau à l’étranger pour s’internationaliser ». (Dahles 2002, 269) Les liens ethniques et familiaux de sa population avec les autres économies membres constituent un autre de ses avantages (Dahles 2002, 269).
En somme, Singapour joue le rôle d’intermédiaire pour les membres de l’ANASE. De plus, cette région constitue une zone de croissance « naturelle » pour ses entreprises locales.
Ordre économique international et régional
Singapour constate la montée en importance des accords interrégionaux (Dent 2002, 159). Suivant les tendances mondiales, la cité-État amorce des pourparlers avec les autres blocs régionaux (Dent 2002, 159). Ses actions visent « à concilier l’ordre économique international et régional » (Dent 2002, 159). Low (2002, 242) indique que « le régionalisme asiatique […] est [aussi] un ralentissement et une réponse à l’élargissement de l’Union européenne et de l’hémisphérisme étatsunien ».
Pour Dent (2002, 155), cette tendance mondiale « aide les petits pays de la région à équilibrer, par des normes et des pressions, la domination […] de l’Indonésie et du Japon et à intégrer la Chine dans la région ».
Pourquoi une intégration de la Chine si Singapour perd ses parts de marché face à ce nouveau géant économique ? En 2002, les échanges entre la Chine et Singapour s’accroissent de 39,5 % pour s’établir à 6,2 milliards de dollars singapouriens (Daquila et Huy 2003, 912). De plus, ce pays est le premier marché d’exportation des membres de l’ANASE (Daquila et Huy 2003, 912). Partant de ces constats, un accord de libre-échange avec la Chine enrichirait les membres de l’ANASE (Daquila et Huy 2003, 912).
En bref, pour Singapour, l’ANASE contrebalance les autres mouvements de régionalisation mondiaux. De plus, la cité-État protège « sa » zone d’influence.
Référence économique régionale et internationale
« Ceux qui peuvent courir plus rapidement doivent courir plus rapidement… et ils ne devraient pas être freinés par ceux qui ne veulent pas du tout courir » (Daquila et Huy 2003, 914). Voici ce que le premier ministre Goh de Singapour répondait, lors d’un sommet de l’ANASE, en Malaisie (Daquila et Huy 2003, 914). Cette dernière se préoccupait d’une déstabilisation économique liée aux accords de libre-échange bilatéraux de Singapour hors de l’ANASE (Daquila et Huy 2003, 914).
Malgré cette apparence de défection, l’analyse de Daquila et Huy (2003, 914) montre une stratégie plus subtile. En fait, ce « devancement » de Singapour vise à « ancrer la présence des autres pays dans la région. » Par le fait même, ils « demeurent à l’affut des développements économiques à Singapour et de l’ANASE [dans les autres pays]. »
En résumé, les accords de Singapour hors de l’Association visent à soutenir sa pertinence et son importance économique, ainsi que celle de l’ANASE, à l’international.
Régulation des menaces transnationales
Dent (2001, 20) constate que « les intérêts économiques et les efforts diplomatiques de Singapour s’alignent davantage vers les économies développées» (Dent 2001, 20). Ainsi, l’auteur se demande s’il s’agit réellement d’un manque d’intérêt envers la région.
Dans les faits, son aide se situe au niveau des menaces transnationales partagées avec les économies membres (Dent 2001, 17). Dès lors, Singapour « coopère étroitement […] à l’intérieur de la Fédération d’exportations de l’ANASE dans des actions concertées pour lutter contre le problème de piraterie » (Dent 2001, 17). L’objectif est de sécuriser son économie portuaire régionale.
Encore sous l’égide de l’ANASE, la cité-État partage ses technologies pour aider ses partenaires (Dent 2001, 17). Elle localise les zones à risque aux feux de forêt grâce à ses technologies satellitaires (Dent 2001, 17). Ainsi, elle évite l’apparition de smog sur son territoire.
Singapour incarne aussi son rôle de leadeur dans l’implémentation d’accords de libre-échange dans la région afin d’assurer une « prévisibilité pour les gestionnaires et les investisseurs singapouriens » (Daquila et Huy 2002, 913).
En bref, l’implication de Singapour dans le regroupement lui assure un canal de discussion multilatéral formel pour régler les menaces à sa croissance économique.
En somme, le parachèvement de la régionalisation sud-est asiatique s’avère un objectif clé pour les intérêts économiques de Singapour. En même temps, son rôle se définit comme pivot économique régional et mondial pour l’ANASE. De plus, elle protège sa zone de croissance contre différentes menaces transnationales. La cité-État aurait-elle un avantage à ce que les membres de l’ANASE se rapprochent d’un développement économique comparable au sien ?
Site internet de la promotion gouvernementale de Singapour en tant que pivot régional du commerce international.
Bibliographie
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Beng, Teo Kah. 2005. « Singapore in 2004 : Vigilance Amid Growing Uncertainty ». Dans Kesavapany, K., dir., Southeast Asian Affairs 2005. Singapour : ISEAS Publications.
Dahles, Heidi. 2002. « Transborder Business: The ‘’Capital’’ Input in Singapore Enterprises Venturing into ASEAN And Beyond ». Sojourn: Journal of Social Issues in Southeast Asia. 17 (octobre no 2) : 249–273.
Daquila, Teofilo C. et Le Huu Huy. 2003. « Singapore and ASEAN in the Global Economy: The Case of Free Trade Agreements ». Asian Survey. 43 (novembre/décembre no 6) : 908–928.
Dent, Christopher M. 2001. « Singapore’s Foreign Economic Policy: The Pursuit of Economic Security ». Contemporary Southeast Asia. 23 (avril no 1) : 1–23.
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Low, Linda. 2004. « Singapore’s Bilateral Trading Arrangements in the Context of East Asian Regionalism: State of Play, Issues and Prospects ». Southeast Asian Affairs. 239–254.