Par Antony Masso Lussier
Alors que 85 % des Singapouriens vivent dans des logements sociaux, le taux d’accès à la propriété approche les 92 % dans la cité-État (De Koninck 2006, 85). Bien que ce confort semble alléchant, il s’obtient par « un contrôle presque complet du gouvernement sur la société » (Trocki 2006, 137). Comment expliquer que le gouvernement soit parvenu à changer la composition sociale à Singapour ?
Projet politique clair
En premier lieu, il faut savoir que le gouvernement singapourien crée, en 1960, le Housing Development Board (HDB) — que je nommerai Conseil — sous l’autorité du Ministère du Développement national (Ofori 1989, 138). Le Conseil constitue un des instruments gouvernementaux pour atteindre une stabilité politique nécessaire au développement économique (De Koninck 2006, 84 ; Trocki 2006, 138).
Dès sa fondation, les principaux objectifs du Conseil consistent à « fournir des logements [aux classes sociales inférieures], aider l’accession à la propriété, favoriser de meilleurs liens entre les membres de la communauté et constituer une société dynamique » (Sim, Yu et Han 2003). De plus, la majeure partie de son financement provient des fonds de retraite du gouvernement (Ofori 1989, 138).
Une perspective historique permet de comprendre l’évolution de cette structure. D’une part, cette compagnie d’État est créée en concordance avec l’opinion de la majorité des leadeurs politiques de l’époque (Trocki 2006, 139). Ils souhaitent concrétiser le caractère pluriethnique et multiculturel de l’État (Trocki 2006, 139). Par voie de corolaire, cette motivation repose sur la recherche d’une identité partagée entre les Singapouriens et l’État (Trocki 2006, 139).
En somme, l’unité des volontés politiques facilite la mise en place de politiques pour redéfinir la Nation (Trocki 2006, 139).
Pouvoirs légaux légitimant ses actions
En raison du manque d’espace sur l’ile et de l’augmentation rapide de la population, le Conseil commence son travail par la démolition de quartiers complets. Ainsi, ses pouvoirs lui permettent d’exproprier et de « reloger 63 000 squatteurs » entre 1960 et 1974 (Dagen Bloom, Umbach et Vale 2015, 180). De Koninck (2006, 79-86) explique que cette période disperse les communautés ethniques et religieuses afin que les nouveaux quartiers reflètent les proportions nationales. Ces changements visent à diminuer la formation de ghettos ethniques (De Koninck 2006, 79 ; Sim, Yu et Han 2003).
En 1989, le gouvernement crée une controverse en formalisant ces ratios dans les quartiers par l’instauration de quotas (Sim, Yu et Han 2003). En fait, cette mesure survient après l’analyse d’une « reformation d’enclaves ethniques » dans certains quartiers (Sim, Yu et Han 2003). Pour retrouver sa légitimité, le gouvernement crée des « Comités de résidants » au sein des immeubles pour « impliquer les citoyens dans le processus démocratique » (Sim, Yu et Han 2003).
Comme Tremewan (1996, 68) le présente, « [la] formation [de ces structures] implique une nouvelle forme de contrôle par les classes moyennes sur les classes ouvrières » (Tremewan 1996, 68). En fait, le gouvernement se « rapproche » des citoyens afin d’assurer une « efficacité dans l’allocation d’un logement, une loyauté politique et une apparence de violence étatique » (Tremewan 1996, 68). Enfin, Tremewan note que les Singapouriens doivent signifier tout déménagement au gouvernement, sous peine d’une amande de 5000 $ (Tremewan 1996, 68).
En bref, la relocation des ethnies dans les quartiers redéfinit la composition sociale. De plus, la formation de comités rend difficile la formation de mouvements d’opposition. La mise en place de règles qui limitent la relocation empêche aussi la reformation d’enclaves ethniques.
Évolutions récentes du Conseil
Les restructurations continuelles du Conseil assurent l’accessibilité au logement des Singapouriens. Pourtant, comment expliquer cette mainmise du Conseil sur la population ? Comme Trocki (2006, 139) l’indique, « la richesse matérielle et le confort physique sont difficiles à rejeter lorsque les autres possibilités s’avèrent plus négatives. »
Le document de la Banque Mondiale, Les politiques territoriales et urbaines et la réduction de la pauvreté, permet de comprendre l’efficacité du système singapourien. Les auteurs soulignent que le « plafond de revenus [est] placé au bon niveau » et s’adapte continuellement à la situation économique, ce qui répond aux besoins des moins fortunés (Freire 2007, 282). De plus, le Conseil n’a pas d’interminable liste d’attente pour l’obtention d’un logement (Freire 2007, 282). Ils soulignent également que l’aide gouvernementale permet, dans une proportion inégalée ailleurs dans le monde, d’accéder à la propriété (Freire 2007, 283).
Néanmoins, cette efficacité incomparable mène à un autre enjeu. La nouvelle classe moyenne-élevée, trop pauvre pour les logements de luxe, exige le développement de nouveaux logements à l’image de leur statut social. En concession aux demandes de ces « méritants », le gouvernement crée « la politique de l’envie ». Le Conseil développe ces logements dans des quartiers bien situés. Hors des secteurs de la classe inférieure, ces individus se prévalent de meilleurs services. Toutefois, comme Trocki (2006, 189) le souligne, la fin de la ségrégation ethnique se transforme en ségrégation entre classes et revenus.
En résumé, l’adaptation continuelle du Conseil pour répondre aux besoins des citoyens empêche la formation d’une contestation de ses politiques. Ces changements de composition se reflètent également par la nouvelle répartition basée sur la richesse individuelle.
En définitive, Singapour change la composition sociale sur l’ile en commençant par une unité sur les politiques à adopter. Partant de l’objectif d’ériger une société multiculturelle, les pouvoirs dévolus au Conseil accélèrent la recomposition sociale. Néanmoins, la recomposition sociale formée sur les moyens financiers de chacun mène à une « ghettoïsation » économique. Comment cette nouvelle formation sociale pourrait-elle affecter le pouvoir du gouvernement ?
TAGS : Singapour, Housing Development Board, Contrôle social, multiculturalisme
Bibliographie
Dagen Bloom, Nicholas, Fritz Umbach et Lawrence J. Vale. 2015. Public Housing Myths: Perception, Reality, and Social Policy. Ithaca (NY): Cornell University Press.
De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour : La cite-État ambitieuse. Paris : Éditions Berlin.
Freire, Mila et coll., dir. 2007. Land and Urban Policies for Poverty Reduction. Brasilia: Banque Mondiale.
Ofori, George. 1989. « Housing in Singapore: determinants of success and lessons for the developing countries». Construction Management and Economics. 7 (no. 2): 137–153.
Sim, Loo Lee, Shi Ming Yu et Sun Sheng Han. 2003. « Public housing and ethnic integration in Singapore». Habitat International. 27 (juin) : 293-307.
Soo, Erwin. 2013. Multi-row panorama of Housing and Development Board flats in Bukit Panjang, Singapore. En ligne. https://commons.wikimedia.org/wiki/File :Housing_and_Development_Board_flats_in_Bukit_Panjang,_Singapore_-_20130131_((multi-row_panorama).. jpg# (page consultée le 2 juin 2017)
Tremewan, C. 1996. The Political Economy of Social Control in Singapore. Londres : Palgrave Macmillan.
Trocki, Carl A. 2006. Singapore: wealth, power and the culture of control. Londres ; New York: Routledge.