Par Antony Masso-Lussier
Après son indépendance, en 1965, Singapour doit solidariser les communautés ethniques envers l’État (De Koninck 2006, 12-59). La population se compose à 74,1 % de Singapouriens d’origine chinoise, 13,4 % d’origine malaise, 9,2 % d’origine indienne et 3,2 % d’origine caucasienne (Singapore 2010, 5).
Pour le gouvernement, ce défi se pose comme une menace à la sécurité nationale. Ainsi, le développement économique nécessite une cohésion de toutes parts (De Koninck 2006, 59 ; Trocki 2006, 137-43). En fait, un environnement social stable rend le territoire attrayant pour les investissements internationaux (De Koninck 2006, 59).
Partant de ces remarques, comment expliquer que les politiques sociales du gouvernement singapourien, depuis son indépendance, affectent le sentiment d’appartenance des communautés envers l’État ? Ces politiques semblent affecter de manière nuancée le sentiment des communautés envers l’État dans trois domaines : économique, linguistique et moral.
Retombées du développement économique
Le gouvernement mobilise les citoyens sur les impacts du développement économique. D’une part, il matérialise les retombées économiques par l’entremise de politiques de sécurité sociale. Ainsi, cette politique vise à créer un bienêtre rattaché à l’image de Singapour (Lee 2008, 83). D’autre part, il cherche à couper les liens entre les communautés et leur pays d’origine (Lee 2008, 83). Ensemble, ces objectifs doivent renforcer leur identification à l’État singapourien pour atteindre les visées économiques communes (Lee 2008, 266).
Pour commencer, le gouvernement dirige environ 10 % de son budget dans le domaine de l’éducation (Lee 2008, 78). De la sorte, il inclut les citoyens dans la transition vers une économie du savoir plus lucrative pour la croissance (Lee 2008, 612).
Par l’entremise des institutions d’enseignement, le gouvernement suit les recommandations du Subject committee for the Singapore Heartbeat, pour assurer leur loyauté. Ainsi, les écoles conscientisent les nouvelles générations à respecter les efforts de leurs ancêtres (Suryadinata 2000, 95). De plus, elles leur enseignent l’importance de la réussite économique de la cité-État pour poursuivre l’objectif (Suryadinata 2000, 95).
Néanmoins, Velayutham (2004, 23) affirme que « […] cette approche pour l’édification de la nation a contribué à la remarquable croissance de l’État comme intervenant économique. » L’auteur ajoute que cette réussite favorise « l’émergence d’une fierté nationaliste basée sur cette réussite, elle manque les ingrédients nécessaires pour le développement d’un nationalisme véritablement émotif. »
En résumé, les considérables efforts du gouvernement se butent à un nationalisme essentiellement utilitaire. Les citoyens se sentent peu attachés à Singapour sans la motivation économique.
Politique linguistique
Le gouvernement cherche à favoriser le dialogue interethnique dans ses politiques linguistiques. En premier lieu, il oblige le bilinguisme (anglais et langue de la communauté) dans les institutions scolaires. Toutefois, pour les citoyens, cette politique ne favorise que l’anglais au détriment des autres langues nationales (Lee 2008, 169). De plus, cette politique omet la pluralité linguistique caractéristique des populations chinoises et indiennes de Singapour (Lee 2008, 169). Les étudiants doivent apprendre, en plus de leur langue maternelle à la maison, deux « langues secondes » à l’école (Lee 2008, 301).
En réaction à cette politique, les membres de la communauté chinoise mènent une campagne de promotion du mandarin (Suryadinata 2000, 79). Indirectement, ce mouvement de revendication conscientise les minorités à leur statut dans l’État. De plus, ils créent un sentiment de marginalisation (Suryadinata 2000, 79).
En fait, le gouvernement cherche à constituer un espace qui tend vers la « cohésion, l’unité et l’égalité » de l’ensemble des communautés (Lee 2008, 297). Ainsi, il crée des écoles multiethniques. En outre, ils offrent une possibilité de suivre les cours dans la langue d’origine, en plus d’apprendre deux langues secondes en immersion. Néanmoins, des professeurs rapportent que cette structure renforce leur sentiment de discrimination dans la société. Aussi, ils trouvent « peu naturelle » cette tentative de cohésion (Lee 2008, 299).
En bref, l’importance de l’enjeu linguistique rend difficiles les efforts de cohésion entre les communautés. De plus, les espaces de dialogue demeurent imprégnés par les sentiments de discrimination et de marginalisation.
Valeurs ethniques et nationales
Le gouvernement implique les valeurs dans la construction d’une identité propre à Singapour. Il crée une forme de neutralité de l’État afin de répondre à l’ensemble des demandes des communautés. Alors, il fonde des « organisations d’autodéveloppement ». Ces dernières mettent les ressources d’une communauté ethnique à la disposition de ses « membres » (Kuan-Hsing 1998, 168-170 ; Suryadinata 2000, 85). Ainsi, le gouvernement renforce le soutien aux enfants et l’éducation continue à l’intérieur des communautés (Kuan-Hsing 1998, 168).
Toutefois, dans le cas de la communauté malaise, les individus tendent à intérioriser le « rôle historique » de leur communauté dans la société (Kuan-Hsing 1998, 171). Dès lors, ils jouissent moins de la réussite économique en raison de leur « rôle » de classe sociale inférieure (Kuan-Hsing 1998, 171).
En même temps, le gouvernement centre les valeurs des différentes communautés sur celles incarnées par la Nation singapourienne. De même, il détermine la nécessité de renforcer les « valeurs asiatiques » dans l’optique de contrer celles de l’occident (Suryadinata 2000, 85).
En bref, le gouvernement réussit à devenir un « acteur impartial » aux yeux des communautés ethniques. Toutefois, malgré l’inculcation de « valeurs asiatiques », les distinctions sociales historiques demeurent imprégnées.
Équilibre recherché
En somme, les démarches du gouvernement pour créer un sentiment d’appartenance des communautés ethniques envers l’État atteignent partiellement leur but. Sur le plan économique, l’éducation axée sur le confort matériel n’apporte pas un sentiment d’attachement inconditionnel. En ce qui concerne le plan linguistique, une ouverture s’amorce (conscientisation des différences ethniques). Par contre, elle s’imprègne des différences ethniques. Sur le plan moral, le gouvernement se dégage de la situation délicate qui favoriserait une communauté sur l’autre. Toutefois, les distinctions sociales historiques demeurent dans la définition des communautés.
Dès lors, quels changements devraient-ils se poser pour que les citoyens se sentent réellement attachés et soutenus par l’État singapourien ?
[1] Nation-building en anglais.
Bibliographie
De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour: La cite-État ambitieuse. Paris : Éditions Berlin.
Kuan-Hsing, Chen. 1998. Trajectories: Inter-Asia cultural studies. Londres ; New York: Routledge.
Lee, Edwin. 2008. Singapore: The Unexpected Nation. Singapour : Institute of Southwest Asian Studies.
Singapour. Ministère des Échanges commerciaux et de l’Industrie. 2010. Census of population 2010: Advanced census release. Singapour : Ministère des Échanges commerciaux et de l’Industrie.
Suryadinata, Leo. 2000. Nationalism and globalization: east and west. Singapour: Institute of Southwest Asian Studies.
Velayutham, Selvaraj. 2004. « Affect, Materiality, and the Gift of Social Life in Singapore ». Sojourn: Journal of Social Issues in Southeast Asia. 19 (avril) : 1–27.