Vincent P. Lefebvre
Quand l’Indonésie s’est engagée sur le chemin de la démocratie, au tournant du millénaire, peu de gens pensaient que le processus réussirait. L’ancien président Yudhoyono affirmait lui-même que tous les éléments étaient réunis à l’époque pour que le processus de démocratisation échoue (Yudhoyono, 2010 : 7). L’histoire leur a finalement donné tort. La société civile semble avoir réussi à faire beaucoup plus que ce que les experts attendaient d’elle, notamment grâce à l’implication des leaders islamiques (Barton, 2010 : 474). On entend souvent que l’Islam est incompatible avec la démocratie. Pourquoi les leaders Indonésiens ont-ils réussi là où de nombreux autres ont échoués? Quelles circonstances et quelle vision de la démocratie et de l’Islam ont permis de donner naissance à une société réellement démocratique et islamique ?
Commençons par constater que l’Indonésie est un « pays aussi Islamique que n’importe quel autre » (Hassan dans Barton, 2010 : 474). Définissons aussi un état séculier comme un pays où l’état n’est impliqué ni dans l’interprétation, ni dans l’imposition des croyances religieuses, laissant ces domaines à la sphère privé (Barton, 2010 : 475). Comment donc est-ce que les élites indonésiennes ont réussi à combiner un état séculier et islamique? Il semblerait que la population ait tout simplement été sensibilisée, lors des régimes précédents, aux manières et aux valeurs d’une société de droit. Lorsque l’Islam est pensé comme un concept capable de s’épanouir au sein d’un état séculaire, alors le mariage avec la démocratie est tout à fait possible.
Histoire depuis l’indépendance
En 1945, à l’aube de l’indépendance du pays, Sukarno énonça 5 principes qui serviraient de compromis entre les nationalistes républicains et les religieux. La pancasila constituerait les 5 piliers fondamentaux autour desquels la nation indonésienne serait construite. Le premier de ces piliers est « la croyance en un seul dieu et l’obligation, pour les adhérents à l’Islam, de vivre selon la loi islamique (Barton, 2010 : 480).
Au lendemain de la révolution, sous le régime de Sukarno, les Islamistes prirent une posture protestataire et réactionnaire. Mais en 1965 le général Suharto pris le pouvoir. Il règlementa fortement le jeu électoral et consolida les neufs partis d’opposition existants en deux grandes organisations. L’une d’entre elle, le PDI, servirait à faire entendre la voie des islamistes (Barton, 2010 : 484). Ce rôle légitime et relativement privilégié des groupes islamiques sous Suharto permis aux religieux de prendre une part active au développement de la société. Plusieurs institutions religieuses progressistes furent développées. Les Indonésiens qui fréquentaient les écoles islamiques se virent, par exemple, offrir l’opportunité d’avoir une éducation islamique classique jumelée avec des sciences sociales modernes (Barton, 2010 : 485).
Après l’effondrement du régime de Suharto, provoqué en grande partie par la crise économique de 1997, plusieurs craignaient que la présence de groupuscule islamiques et de cultures distinctes au sein du pays géographiquement sclérosé ne le fassent éclater. Au lieu de cela, la communauté internationale a assisté à un spectacle inspirant. Les premiers leaders ayant attisé la révolution ont fait la promotion intense d’un état séculier tout en laissant la place aux partis plus extrémistes de l’Islam radical de s’exprimer (Barton, 2010 : 474). Tous les partis ont fait référence à l’Islam au cours de cette campagne, mais les partis radicaux n’ont finalement obtenu que 10% du vote populaire (Barton, 2010 : 487). Pari réussi pour les leaders sécularistes indonésiens.
Réussir la démocratie
L’ancien président Indonésien Yudhoyono constatait qu’une des raisons pour laquelle la démocratie a tenu le coup dans son pays est qu’elle a été voulue de l’intérieur. La démocratie, selon lui, ne peut pas être imposée par des éléments externes (Yudhoyono, 2010: 9). Un élément essentiel de la cohésion d’un état est le processus de mise en place des règles du jeu (Bertrand, 2004). Les populations se réunissent autour d’un projet commun qui est développé et progressivement accepté.
Il semblerait bien que le gouvernement de Suharto a contribué à jeter les bases de la démocratie. En conservant des structures démocratiques, les citoyens se sont habitués à suivre les règles et ont intégré le fonctionnement des institutions. En donnant une place aux islamistes au parlement, il a contribué à les intégrer au jeu démocratique et à faire accepter leur présence par la population. En retour, les partis islamistes ont trouvé des manières de revendiquer leurs objectifs au sein d’un régime séculier, plutôt qu’en marge de celui-ci.
La conservation par le dictateur du principe de pancasila comme pierre d’accise de la nation a aussi joué un rôle important. Le premier concept, tout particulièrement. En définissant l’obligation de « croire au dieu unique », la priorité n’était pas accordée au dieu islamique. Et en affirmant « l’obligation, pour les adhérents à l’Islam, de vivre selon la loi islamique », la pancasila laissait la liberté aux citoyens de ne pas adhérer à l’Islam.
Au moment de la révolution, les leaders politiques qui occupaient déjà un rôle au sein de la société, ont pris les commandes de celle-ci et se sont assuré que le nouveau système respecterait les valeurs communes autour desquelles les indonésiens étaient habitués de vivre. Parce que les gens ont été socialisés à croire qu’on peut être islamistes dans un état séculier, la démocratie sous un régime islamiste fonctionne. C’est toute une leçon qui mériterait d’être étudiée dans certains coins de la planète, où il semble encore difficile de combiner Islam et droits humains.
https://www.youtube.com/watch?v=AO5mW382gDM
Bibliographie
Barton, Greg. 2010. « Indonesia: Legitimacy, Secular Democracy, and Islam » Politics and Policy. Vol.38, No.3, pp.471-496
Bertrand, Romain. 2004. « Les ingénieurs de la démocratie. Changement politique et assistance électorale en Indonésie » A Contrario. Vol.2, no.1, pp.6-28
Yudhoyono, Susilo Bambang. 2010. « The Democratic Instinct in the 21st Century » Journal of Democracy. Vol.21, No.3, pp.5-10.