La colonisation des Philippines et la loi martiale de Duterte

Par Claudia Serrano

Le 23 mai dernier, Duterte proclamait la loi martiale aux Philippines. Ironiquement ou non, elle est proclamée le même jour du mois que 45 ans plus tôt par Marcos, qui l’avait proclamée le 23 septembre 1972.

Président des Philippines, Rodrigo Duterte

Pour mieux comprendre l’influence politique qu’ont eus plus de trois siècles de colonisation aux Philippines, nous allons tenter d’expliquer en quoi les effets de la colonisation se font encore sentir aujourd’hui à travers la loi martiale de Duterte. Pour répondre à cette question, cet article traitera d’abord de la colonisation espagnole ainsi que de la présence hâtive du nationalisme aux Philippines, de la recolonisation américaine et de l’occupation japonaise, puis des effets que ces facteurs ont eus et continuent d’avoir encore aujourd’hui, ayant semé l’instabilité politique sur le territoire.

La colonisation espagnole et les premières formes de nationalisme aux Philippines

Bien avant l’arrivée des Espagnols en 1521, les Philippines avaient déjà un contact avec les Chinois, mais également avec les Arabes descendus vers l’Asie du Sud-Est à travers le golfe Persique. Ainsi, à la «découverte» de l’archipel par les Européens, des sultanats étaient déjà installés et des îles déjà islamisées depuis plus d’un siècle, notamment le sud appelé Mindanao (Owen 2005, 147-8). Les Espagnols attirés par le commerce des épices ne tardèrent pas à installer leurs comptoirs commerciaux, à y créer la capitale de Manille en 1571 (De Koninck 2005, 55) et à propager la religion chrétienne dans toutes les Philippines sauf au Sud.

Le nationalisme philippin fait ses premières apparitions suite à l’exécution des trois prêtres José Burgos, Mariano Gómez et Jacinto Zamora en 1872 aujourd’hui connus comme «Gom-Bur-Za», pour avoir demandé une plus grande égalité au sein du clergé (Owen 2005, 154-5). Certains personnages importants dans la montée du nationalisme sont le héros national et écrivain José Rizal, Andrés Bonifacio et Emilio Aguinaldo qui mena son pays vers l’indépendance en 1898 sous un gouvernement conservateur.

La recolonisation américaine et l’occupation japonaise

Guerre de recolonisation américaine de 1899-1901

Toutefois, l’Espagne ayant perdu une guerre cède les Philippines aux Américains qui débutent une recolonisation en 1899 à travers une guerre qui durera jusqu’en 1901 et qui aura été plus coûteuse pour les Américains que leur guerre contre les Espagnols (Owen 2005, 284-5). Pour mieux contrôler la population et comme l’avaient fait les Espagnols et l’ont fait plus tard les Japonais, les Américains donnent des terres et du pouvoir à l’élite philippine, appelée les ilustrados. Cette façon de faire est d’ailleurs une des causes de l’échec de la mise en place de politiques démocratiques et équitables, qui étaient d’ailleurs des conditions fixées par les Américains auxquelles devait répondre la population philippine avant de leur accorder l’indépendance (Owen 2005, 288).

La grande dépression de 1929, la Seconde Guerre mondiale et l’occupation des Japonais au début des années 1940 sont tous des facteurs qui, aux Philippines, ont contribué à l’augmentation des tensions entre les classes sociales et la distribution inégale des richesses plutôt que contribuer à l’émancipation de la population (Owen 2005, 283). Les élites majoritairement mestizos (métis) n’ont que continué de dominer les paysans comme l’avaient fait les frères espagnols dans le siècle précédent (Owen 2005, 283-4). À la reprise des Philippines par les Américains aux Japonais en 1945, l’archipel continue de garder des liens étroits avec la métropole qui s’attirait des faveurs telles que le «Bell Act» qui rendait les hommes d’affaires américains égaux aux entrepreneurs philippins, en échange de financer la reconstruction post-Seconde Guerre mondiale et qui était à l’avantage personnel de certains politiciens dont Roxas, premier président de la République des Philippines suite à son indépendance en 1946 (Buchanan 1967, 133; Pluvier 1977, 385; De Koninck 2005, 78). Cette corruption, les inégalités sociales, la pauvreté ainsi que le manque grandissant de terres sont à l’origine de l’émergence du mouvement des Hukbalahap qui étaient vus par les Américains comme une menace communiste (Pluvier 1977, 383; Owen 2005, 292). Les Huks voulaient d’ailleurs couper tout lien économique, politique et militaire avec les Américains, les voyant comme la cause de la pauvreté des paysans et de la corruption des élites (Buchanan 1967, 133), ce qui n’était pas tout à fait faux.

Conséquences de la colonisation sur les Philippines d’aujourd’hui

Selon Tertrais, un historien spécialisé dans la région de l’Asie, «Tous les clivages de [l’Asie du Sud-Est] ne viennent sans doute pas de l’extérieur, de la main-mise coloniale ou bien de la guerre froide. Ils correspondent aussi à des lignes de fracture plus locales et plus anciennes». Par ailleurs, selon d’autres auteurs tels que De Koninck (2005, 39-58) et Buchanan (1967, 132), la colonisation a laissé plusieurs traces encore visibles aujourd’hui à travers les infrastructures, mais aussi les politiques ce qui est notamment le cas pour les Philippines où l’Espagne et les États-Unis ont laissé une grande empreinte encore perceptible à ce jour. À la blague, les Philippins disent avoir passé trois cents ans dans un couvent et cinquante à Hollywood (Owen 2005, 290-1). Les racines sur lesquelles se sont développées les Philippines suite à la colonisation des Espagnols, des Américains puis de l’occupation japonaise ainsi que les bases sur lesquelles a été fondée la république ont cédé la place à de fortes inégalités. L’écart entre les classes sociales, la corruption, la pauvreté, des crises identitaires qui persistent encore pour plusieurs — notamment entre le Nord majoritairement chrétien et le Sud majoritairement musulman —, la discrimination envers les minorités ethniques et les peuples autochtones ainsi que d’autres défis d’actualités dont les changements climatiques, en sont quelques exemples. En ce sens, bien que les propos de Tertrais que nous avons mentionnés plus haut sont tout à fait vrais et doivent toujours être tenus en compte lorsque nous faisons l’analyse des effets de la colonisation, un lien direct peut être tracé entre le passé colonial autoritaire et instable des Philippines et les structures politiques encore déséquilibrées ayant mené à la mise en place de la loi martiale par le président Duterte, à peine 60 ans après la fin de la colonisation.

 

 

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Bibliographie

Buchanan, Keith. 1967. The Southeast Asian world : An Introductory Essay. London : G. Bell and Sons, LTD.

De Koninck, Rodolphe. 2005. L’Asie du Sud-Est. 2e éd. Paris : Armand Colin.

Owen, Norman G. 2005. The emergence of modern Southeast Asia : A New History. Honolulu : University of Hawaiʻi Press.

Pluvier, Jan. 1977. South-East Asia from colonialism to independence. Kuala Lumpur : Oxford University Press.

Tertrais, Hugues. 2002. Asie du Sud-Est : Enjeu régional ou enjeu mondial. Paris : Éditions Gallimard.

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