(Série « L’Asie du Sud-Est et les droits des femmes »)
Par Julie Noyer
En 1981, les Philippines devenait le premier État de l’ASEAN à s’engager auprès de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (CEDEF) (Philippine Commission on Women, 2009). Empreinte de l’influence américaine et du catholicisme apportés par les ordres religieux espagnols durant la longue colonisation, la société philippine semble d’emblée se rapprocher de l’idéal du modèle occidental des Droits humains, au sein de la région d’Asie du Sud Est. Cependant aujourd’hui, avec la présidence de Rodrigo Duterte, nombreux sont ceux et celles qui s’interrogent sur le sort des droits humains. Élu à la présidence en mai 2016, Rodrigo Duterte a choisi dès son accession au pouvoir d’éradiquer les menaces de la drogue, la corruption et la criminalité dans son pays. Longtemps comparé à Donald Trump pour ses discours provocateurs et vulgaires ou son attitude machiste vis à vis des femmes, Rodrigo Duterte affiche pourtant une popularité importante estimée autour de 76% peu de temps après son élection (Charentenay 2017, 7). Dans ce contexte paradoxal, nous tentons ici de comprendre les différentes conceptions des femmes et de la féminité dans la société philippine, mais aussi les enjeux auxquels elles font face aujourd’hui sous la présidence de Duterte.
Les différents visages de la Filipina
Selon certains anthropologues nationalistes, au moment de la conquête espagnole, la Filipina (soit la femme née au sein de l’archipel qui allait devenir les Philippines) bénéficiait d’une autonomie remarquable au prisme de l’égalité des sexes (Diaz Venegas 2011, 9). Certains avancent même que les femmes bénéficiaient d’une grande liberté sexuelle à l’adolescence et exerçait un pouvoir de décision dans la famille, une fois mariée (St Hilaire 1995, 96). Plus important encore, le contrôle des naissances, de son corps, le droit au divorce ou encore le droit de conserver son nom de jeune fille lui était accordé (St Hilaire 1995, 97). La Filipina était libre et indépendante.
Puis, le discours colonisateur hispanique empreint d’un patriarcat prononcé, vint façonner une nouvelle facette de l’identité de la femme philippine, dès le XVIe siècle. L’instauration d’une nouvelle organisation familiale soulignait la dichotomie des rôles sexués en attribuant au père le rôle de « pilier du foyer » qui soutient économiquement la famille et celui de reproduction à la mère, « lumière du foyer », soit la donneuse de soins (Diaz Venegas 2011, 10).
Par ailleurs, l’introduction du dogme chrétien par les espagnols affecta profondément la vie des philippins et surtout des femmes (Alzone 1934, 22). Selon le culte de la Vierge Marie, la Philippine se devait d’être pure afin de se préparer à son rôle d’épouse dévouée et de mère au foyer (Diaz Venegas 2011, 10).
Enfin, c’est l’arrivée des colons américains, à la fin du XIXe siècle, qui marqua profondément l’identité culturelle philippine, alors que ceux ci se présenter comme les libérateurs de l’oppression coloniale (Diaz Venegas 2011, 5). Certains discours féministes leurs accordent même le beau rôle, soit celui d’avoir restitué à la femme philippine, son égalité originale en la libérant à l’emprise espagnole (St Hilaire 1995, 97). La colonisation américaine prit fin le 4 juillet 1946, mais le gouvernement philippin resta sous l’influence économique, linguistique et politique des États Unis (Wurfel 2001, 505). Ceci pourrait expliquer qu’il ait été le premier pays d’Asie à ratifier la convention CEDEF même si il est étonnant de constater que de telles avancées concernant les droits civils et sociaux des femmes aient été amorcés par le dictateur Ferdinand Marcos.
Les Philippines et les droits des femmes
Celui qui allait devenir un dictateur connu à travers le monde pour son autoritarisme et l’extravagance de sa conjointe Imelda, Ferdinand Marcos, est d’abord arrivé à la présidence de l’archipel de manière démocratique en 1965 avant de proclamer la loi martiale en septembre 1972. Justifiée au nom de la lutte contre le communisme et face à une montée des violences dans le pays, la loi martiale allait faire un grand nombre de victimes (Vaulerin 2016). Selon Amnesty International, 70 000 opposants ont été emprisonnés et près 34 000 torturés. Cette période est marquée par des violations flagrantes des droits et libertés civiques humaines et a provoqué dans l’un des pays les plus libéraux d’Asie jusqu’alors un tournant autoritaire (Javate de Dios 2001, 2).
Puis, délaissé par ses généraux et l’administration Reagan aux États Unis, Marcos sera chassé du pouvoir en février 1986 après une mobilisation populaire massive (Vaulerin 2016). Difficile alors de croire que c’est sous la présidence de Ferdinand Marcos que la Commission nationale sur le rôle des femmes philippines (NCRFW). Ayant pour but d’organiser et promouvoir la participation des femmes, de leur définition, de leur intégration aux processus et aux structures dominantes du développement, la NCRFW a été créée en 1975 (Javate de Dios 2001, 2). Toutefois, la Commission affiche des résultats discutables car en réalité elle répondait à un puissant mécanisme de contrôle des femmes aux mains du clan Marcos (Javate de Dios 2001, 3). Pour cette raison de nombreux groupes et organisations anti-dictatures refusèrent de soutenir ou faire partie de cette commission. Malgré cela, son instauration marqua un tournant qui verra « un ensemble hétérogène de discours et de pratiques s’articuler, sinon s’incorporer, à l’État et aux organismes internationaux, étendant les ficelles du dispositif du développement, jusqu’aux groupes de femmes les plus marginaux (St Hilaire 1995, 115). C’est dans cette logique que l’État philippin ratifia la CEDEF et fit participer la Commission aux conférences de Mexico (1975), de Nairobi (1985) et de Beijing (1995) pour les femmes.
Alors que l’opposition à la loi martiale faisait rage, le dessein de la veuve du dissident politique Benigno Aquino assassiné en 1983 par Marcos à son retour d’exil, Corazon Aquino, figure politique emblématique de la contestation populaire devenait de plus en plus clair (Wurfel 2001, 503). Elle allait d’ailleurs devenir la première femme Présidente des Philippines après le départ forcé des Marcos. Icône de la culture populaire et symbole de la lutte contre le régime de Ferdinand Marcos et de la restauration pacifique de la démocratie, la littérature fait de Corazon Aquino, l’initiatrice de la troisième vague de démocratisation sur l’archipel philippin (Ricordeau 2010, 185). À titre d’exemple, Corazon Aquino établit une nouvelle direction à la Commission nationale pour les femmes en la confiant à Leticia Ramos-Shahani, ancienne secrétaire générale de la conférence de Nairobi en 1985 (Diaz Venagaz 2011, 12). En 1989, elle lançait le plan de développement des femmes des Philippines (PDWP) et adoptait une position critique sur la « dichotomie privé-public, production reproduction en abordant dans le même temps des tabous comme la violence sexuelle, tout en intégrant les préoccupations des femmes dans le gouvernement » (Diaz Venegaz 2011, 12). Dans cette foulée, son successeur, Fidel Ramos, qui prit les rennes de la présidence en 1992 et qui connut une meilleure stabilité politique, lançait le Philippine Plan for Gender-Respoinsive Developpement (1995-2025) (Wurfel 2001, 505). Ce plan, qui devait s’étaler sur une période de 30 ans, répondait au désir d’institutionnalisation du paradigme Genre et Développement (GAD) dans les politiques gouvernementales philippines, soit la prise en compte de la problématique genre à tous les échelons (Diaz Venegaz 2011, 11). Ces avancées témoignaient de l’acceptation graduelle de la conception dépolitisée et individualisante prônée par les Nations Unies. Dans la culture populaire, les femmes philippines se sont d’ailleurs vues attribuer le rôle de victimes ou d’actrices du développement, de la lutte contre la pauvreté ou encore de la lutte contre la corruption.
La féminité au service des fléaux de la société philippine
Malgré les progrès et les espoirs soulevés et réalisés depuis la fin de la dictature de Marcos que nous venons de présenter, la société philippine vit avec sa part d’ombres. Pour l’illustrer, il suffit de revenir à la mise en place du Programme philippin Pamilyang Pantawid qui s’inspire des systèmes de transferts monétaires conditionnels (CCT) et s’inscrit dans le paradigme du Genre et Développement (GAD). Celui-ci a pour objectif principal de « briser le cycle intergénérationnel de la pauvreté en investissant dans le capital humain et plus précisément de la santé, la nutrition ainsi que l’éducation, notamment à travers le rôle des femmes appréhendées à travers leur rôle de mère (Diaz Venegaz 2011, 13). Bien que cette initiative mérite d’être soulignée, il est aussi nécessaire de remarquer qu’elle renforce les stéréotypes féminins en réduisant la femme au statut de victimes.
De plus, la seconde femme Présidente Gloria Macapagal-Arroyo qui succéda à Joseph Estrada, a été accusée et amenée en justice pour corruption et pour avoir piller les trésors publics (Gueraiche 2004, 158), et ce contrairement à la perception populaire que les femmes moins en proie à la corruption que les hommes. On peut imaginer que cette perception trouverait ses racines au culte voué à la supériorité féminine de la Vierge Marie, dont on a parlé plus tôt. Ainsi, les femmes politiques, telles Aquino et Arroyo, qui font preuve de foi catholique, se sont vues accorder une image positive selon laquelle elles se distinguent des hommes de pouvoir par leur pureté, même en entrant dans une hiérarchie politique généralement réservée aux hommes (Silvestre 2002, 167). Cependant, au niveau des droits des femmes, contre toute attente, Gloria Macapagal-Arroyo affirma vouloir combattre en priorité la corruption aux dépens de la libéralisation de la santé et des droits reproductifs (Guéraiche 2004, 163). En effet, dès son arrivée au pouvoir en 2001, elle s’opposa à l’adoption de la Loi sur la santé reproductive et la Commission nationale de la femme en encourageant seulement la planification familiale dite naturelle, sans contraception (Kinoti 2012). Cette loi proposait de protéger les femmes de la mortalité liée à la maternité, de leur octroyer l’accès à une contraception, des soins post avortement, une éducation sexuelle et une couverture fiable du système de santé philippin. L’écho de cette initiative a même résonner positivement au sein du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), qui souligna l’importance de renforcer le mandat et l’influence de la Commission nationale sur le rôle des femmes philippines (NRCFW).
Ceci nous amène au paradoxe de départ caractérisé par le Président actuel, Rodrigo Duterte, qui malgré un discours sexiste, s’est proclamé en faveur de la signature du décret ordonnant la mise en œuvre complète de la loi de la santé reproductive après des décennies de résistance de l’Église et des gouvernements précédents (Dolhein 2016). Pour lui, ce décret peut permettre l’atteinte de l’objectif de réduction de l’indice de pauvreté à 17% d’ici 2020 (25% de la population est sous le seuils de pauvreté depuis 2012 selon la Banque Mondiale), en aidant les plus pauvres à limiter ou espacer leurs naissances (Dolhein 2016). Malgré une instrumentalisation du genre, il faut admettre que la mise en place d’une telle réforme législative est une avancée considérable pour les droits des femmes aux yeux de la CEDEF et du reste du monde.
Au fil de son histoire, les différents gouvernements philippins ont été les auteurs de nombreuses initiatives et avancées en faveur des droits civils et sociaux des femmes du pays, mais également d’importants reculs. Cependant, tout comme la thèse de l’égalité originelle des sexes que nous avons présenté, l’identité féminine philippine ne possède cependant pas de signification intrinsèque : elle est construite, revue, corrigée, inscrite dans des discours et des pratiques qui la renouvèlent en fonction des stratégies à l’œuvre (St Hilaire 1995, 97).
Bibliographie
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Guéraiche, William. 2004. « Vous avez dit Philippines? ». Outre-Terre 2004/1 (nº6) : 157-164.
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Wurfel, David. 2001. »Les Philippines : une démocratie hésitante dans le contexte international ». Revue internationale de politique comparée (Vol. 8) : 501-517.
Iconographie
(A)En ligne. http://kapwacollective.tumblr.com/post/36081445227/while-women-in-precolonial-philippines-were-often
(B)En ligne. http://www.filipiknow.net/interesting-facts-about-imelda-marcos/
(C)En ligne. http://content.time.com/time/specials/packages/article/0,28804,2029774_2029776_2031847,00.html
(D)En ligne. https://www.thestar.com/news/world/uselection/2016/11/09/shocked-world-responds-to-donald-trumps-victory.html