(Série « L’Asie du Sud-Est et les droits des femmes »)
Par Julie Noyer,
L’instabilité constitutionnelle thaïlandaise actuelle masque l’exceptionnelle stabilité de la monarchie. En effet, le roi de Thaïlande, Bhumipol, neuvième monarque de la dynastie des Chakri qui s’est éteint le 13 octobre 2016, avait règné sur le pays pendant près soixante dix ans de règne (Mérieux 2014, 145). L’avenir de la population thaïe endeuillée est désormais entre les mains de Maha Vajiralongkorn, fils légitime du défunt. Ce dernier devra faire face à la main mise de la junte militaire sur le Parlement, qu’elle a notamment pris de force le 22 mai 2014 (Mérieux 2014, 136). Par ailleurs, malgré une situation économique stable et prospère, l’instabilité politique en Thaïlande a entrainé de graves atteintes aux droits humains. Concernant les droits civils et sociaux des femmes, la Thaïlande s’est engagée auprès de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (CEDEF), dès le 9 aout 1985 (CEDAW 2006, 6). Et pourtant, nous allons voir que la fragilité constitutionnelle et la présence de facteurs sociaux, tels que l’influence du bouddhisme et le poids du tourisme sexuel sur la société, contribuent à renforcer les stéréotypes des femmes en Thaïlande.
Le bouddhisme, un catalyseur religieux
En Thaïlande, une large proportion de la population est bouddhiste (environ 95%) (La Croix 2016). Comme la plupart des autres religions, le bouddhisme Theravada régit certaines facettes de la vie de ses pratiquant-e-s. Il établit des différences entre les hommes et les femmes, reconnaissant à ces dernières, cinq souffrances qui épargnent les hommes : il leur faut quitter leur famille pour aller vivre avec celle de leur mari; elles ont des menstruations; elles peuvent être enceintes et accoucher; et, elles doivent servir leur mari. Jusque là, rien d’étonnant compte tenu de la vision à l’égard des femmes des autres pays de la région de l’Asie du Sud Est (Collins 2011, 44). Mais s’il l’on s’attarde un peu plus en détails sur les préceptes bouddhiques, on remarque que certains textes vont jusqu’à recommander la soumission des épouses à leur mari pour leur propre bien-être (Collins 2011, 44). Dans ses textes, le mot le plus courant pour désigner « mari » signifie d’ailleurs « seigneur » ou « propriétaire » (Collins 2011, 47). Suivant cette logique, qui ne l’est pas vraiment, une femme doit être vierge avant le mariage. Si ce n’est pas le cas, la jeune fille sera considérée grossière aux yeux de tous (Collins 2011, 47). Une fois mariée, elle endosse tous les rôles qu’une épouse, une mère et une gardienne de foyer doivent assumer. Ainsi, la subordination de la sexualité dans le cadre légitime du mariage est un des principes essentiels de la culture thaïlandaise. On parle même d’une initiation sexuelle qui obéirait à un « double standard autorisant pour les hommes des pratiques sexuelles en dehors du mariage et les prohibant pour les femmes » (Maillochon 2000, 1).
De nos jours, une mythologie, propre aux Occidentaux, qui s’articule « autour des vertus inestimable de la femme thaïlandaise » relaie ces clichés discriminatoires (Michel 2006, 3) . Certaines brochures d’organismes officiels vont jusqu’à mettre en avant les femmes pour leurs qualités de « mères affectueuses et de femmes au foyer méticuleuses, qui font d’elles de parfaites compagnes de vie » (Michel 2006, 4). Ce genre de mise en valeur est ensuite instrumentalisée pour entretenir l’attrait autour du tourisme sexuel, un véritable « commerce de la honte » (Michel 2006, 5).
En d’autres termes, la pratique ouverte de la polygynie et la déshumanisation de la femme ont favorisé l’essor de prostitution « en donnant à la sexualité féminine une connotation mercantile » (Formoso 2001, 63). La stigmatisation qui s’empare de l’industrie du sexe a alors une forte incidence sociale. D’un côté, la prostitution « constitue une forme de souillure qui a pour conséquence le blâme dans cette vie et de mauvaises réincarnations dans le futur » (Collins 2011, 56). De l’autre, l’attrait pour le commerce du sexe se justifie par des motivations d’ordre économique. La prostitution prospère ainsi par l’entretien du secret qui entoure cette activité, la compréhension de l’entourage de ceux et celles qui la pratique et le patronage officieux de la police (Formoso 2001, 60). Peu étonnant alors que la Thaïlande soit souvent désignée et accusée d’être la principale destination sexuelle mondiale (Roux 2009, 33). Ce paradoxe est à l’image de la vision controversée de la femme en Thaïlande. Entre ascétisme bouddhique et épicurisme du tourisme sexuel, il est difficile de saisir les contradictions entre ces stéréotypes féminins.
Le tourisme sexuel, un catalyseur social
En 2006, au moment de recevoir le rapport annuel de la Thaïlande au Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), le Comité demandait à l’État partie « d’accélérer l’adoption du projet de loi sur la prévention et l’élimination du trafic des êtres humains (…) par la mise en œuvre de mesures de lutte contre le tourisme sexuel, notamment en coopération avec les pays d’origines des touristes » (CEDAW 2006, art. 28).
L’attrait des Occidentaux envers le pays, en particulier pour le tourisme sexuel, se fait largement aux dépens des femmes thaïlandaises. Épris d’une insouciance vacancière, les touristes vont chercher « à fuir les contraintes morales qu’exercent sur eux la société » en poursuivant un désir de liberté, de pouvoir et de domination de l’autre que le sexe leur procure (Assale 2016). Aujourd’hui, certaines femmes en Birmanie et en Thaïlande, « accusent la misogynie des textes bouddhiques d’être en partie responsable des problèmes de plus en plus graves liés à la prostitution, alors que d’autres croient au contraire que la moralité et les aspirations bouddhiques peuvent contribuer à la solution de ces problèmes » (Collins 2011, 55). Ces problèmes se sont le trafic d’humains, le proxénétisme, la pédophilie, le désir de se faire de l’argent facilement, la maltraitance, l’exploitation sexuelle, la déshumanisation qui touchent les femmes et, moindrement, les hommes. De plus, dans le cadre de la période d’esclavage qui survint au XIXe, un certaine forme de prostitution forcée s’est développée dans les poches de pauvreté les plus extrêmes de Thaïlande (Michel 2006, 4). Encore aujourd’hui, pour les femmes thaïlandaises les plus pauvres, soit une majorité significative, il y a difficilement d’autres options valables que l’industrie du sexe pour subvenir aux besoins des siens (Michel 2006, 10).
À cela s’ajoute, le manque de culpabilité des clients occidentaux qui s’achètent une bonne conscience en payant leurs partenaires et en croyant participer au développement économique de la Thaïlande (Assale 2016). Réduites au statut d’objets et de possession qui s’exposent devant les touristes libidineux, les prostituées thaïes se doivent d’acquérir des biens économiques pour rester dans le coup, et pour que la Thaïlande reste dans le coup (Nazaruck 2010, 63). En effet, il serait bien naïf de croire que le phénomène d’exploitation sexuelle grandissant n’est uniquement le produit de l’influence occidentale. Le Parlement, même s’il ne s’en déclare pas partisan, encourage ce tourisme sexuel ou du moins en est un complice de manière implicite. Les opérateurs de voyages sont par exemple des intermédiaires directs de l’exploitation sexuelle et très peu sont sanctionnés. Des agences de voyages organisent des séjours en Thaïlande pour les clients qui ont besoin de se « ressourcer » allant même jusqu’à leur indiquer la nature et les tarifs des prestations sexuelles dont ils disposent (Nazaruck 2010, 52). Ainsi, mises à part quelques initiatives locales, les relations commerciales entre touristes occidentaux et les femmes thaïlandaises ne suscitent pas de mobilisation ou d’opposition généralisées à l’échelle de la société thaïlandaise. Cette indifférence gouvernementale peut s’expliquer entre autres, par les enjeux économiques qui découlent du tourisme sexuel et prennent le pas sur toutes ambitions à respecter les droits de la personne. (Assale 2016).
Une monarchie constitutionnelle de troubles
Pourtant, en signant la Convention CEDEF, les États parties « prennent les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières (…) qui sont fondés sur l’idée d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes (CEDAW 2006, 19). À cela, le Comité thaïlandais, qui participe au CEDAW, reconnaissait dès 2006 que » les rôles traditionnels des femmes ont encore un impact négatif important sur la manière d’élever les jeunes filles et leur intégration sociale dans la famille, à l’école et dans la société ». Il s’engage alors « à changer les attitudes traditionnelles par la réforme de l’éducation, conformément à la Constitution en transformant la société thaïlandaise en une société d’apprentissage » (CEDAW 2006, 20). Or, comment être conforme à la Constitution lorsque celle-ci dure « en moyenne quatre ans pour un coup d’État tous les 6 ou 8 ans » (Mérieau 2014, 135). Cette instabilité répond au cycle « coup d’État, constitution provisoire, constitution permanente, élections et nouveau coup d’État » qui semble se répéter depuis 1932. Certains parlent aujourd’hui de la « démocratie à la thaïe » qui ne nécessite ni constitution formelle, ni élections. Sa légitimité ne repose que sur la vertu du roi et sur l’amour qu’il inspire
à ses sujets. Dès lors, si le statut des femmes n’est pas entre les mains de la Constitution faut-il le laisser dans les mains du nouveau roi ou de la junte? Depuis son intronisation, le roi Maha Vajiralongkorn entretient une réputation « d’hédoniste et de playboy un peu fantasque » dans la presse internationale (Philipp 2017). De plus, il a exprimé une demande pour que soit amendé certains articles de la Constitution car ceux ci restreignent ses pouvoirs de monarques constitutionnels (Philipp 2017). La junte quant à elle, s’est vue victorieuse suite au référendum d’août 2016 car elle souhaitait la mise en place d’une nouvelle constitution (Philipp 2016). Par conséquent, on peut douter que la poursuite de la démonstrations de force de la junte envers la monarchie et le climat belliqueux qui en résulte puisse jouer en faveur de la condition des femmes thaïlandaises.
La Thaïlande est un pays qui se distingue dans la région de l’Asie du Sud Est pour son régime monarchique, son histoire particulière qui a fait que le pays n’a jamais été officiellement colonisé, et par la trajectoire économique qu’elle s’est tracée. Or, ce profil atypique ne semble pas être capable d’amener à de réelles avancées concernant les droits civils et sociaux des femmes. L’instabilité politique ambiante à laquelle s’ajoute des catalyseurs culturels placent les enjeux relatifs à la condition féminine au second plan malgré l’engagement du pays envers la communauté internationale.
Bibliographie
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Iconographie
(A). En ligne. https://www.facebook.com/MathildeLimito/photos/a.1254241427996592.1073741828.1239318986155503/1254242424663159/?type=3&theater (Photographie de Mathilde Limito)
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