(Série « L’Asie du Sud-Est et les droits des femmes »)
Par Julie Noyer
« Filles », « épouses », « mères dévouées», « procréatrices », « protectrices du foyer », « gestionnaires du budget familial » ou encore « mères de la Nation », tels sont les statuts que les femmes indonésiennes se voient assigner de leur plus jeune âge jusqu’à la fin de leur vie (Sharyn 2005, 251). Malgré le caractère noble de ces différents rôles, nous nous demandons tout de même ce qu’ils sous-entendent, ce qu’ils reflètent et surtout, pourquoi les droits civils et sociaux des femmes en Indonésie sont toujours empreints d’une définition traditionnelle et simplificatrice de la féminité?
Détour historique
Sous la présidence de Sukarno dès 1945, père de l’Indépendance et premier Président de la République, la position de la femme répondait aux exigences du Pancasila considérée comme l’expression des valeurs fondamentales de l’État indonésien indépendant et l’outil de contrôle de la population. Les cinq principes du Pancasila sont la croyance en un dieu suprême unique, le souci humanitaire, le nationalisme exprimé dans l’unité de l’Indonésie, la démocratie consultative et la justice sociale. Mais celui-ci désignait avant toute chose, les femmes comme « la trame de l’unité nationale qui se voyait dans l’impossibilité de contester ce rôle de mère de la nation qui leur était assigné » (Sharyn 2005, 250). Entre 1965 et 1998, c’est au tour de Suharto, successeur autoritaire et second Président de la République, d’instaurer un « Nouvel ordre » fortement influencé par des tendances militaristes et qui limitait d’autant plus le rôle de la femme dans la société (Sharyn 2005, 250). Celui-ci se basait sur le Dharma Wanita (« le devoir des femmes ») qui inculquait « une mentalité d’obéissance aveugle, d’acceptation de la hiérarchie et de soumission au mari » (Sharyn 2005, 250). Ce devoir consistait à soutenir son mari dans ses responsabilités envers l’État en créant une atmosphère harmonieuse afin de contribuer à son ascension en tant que fonctionnaire de l’État autoritaire (Sears 1996, 99). Tout cela, sans compter l’influence de l’Islam et de la tradition culturelle populaire. L’Indonésie étant le pays où l’on retrouve le plus grand nombre de musulmans du monde (Guay 2017), on se doute bien que les principes musulmans ont pu avoir une influence significative dans la conceptualisation de la place des Indonésiennes au sein de la société. En effet, « l’Islam a forgé une conception atrophiée de la féminité » en restreignant leurs actions au domaine privé sous la menace de la violation des dogmes religieux (Sharyn 2005, 252).
Contre toute attente, c’est Suharto qui ratifia la CEDEF en 1984 et répondit favorablement au Programme d’action de Beijing dix ans plus tard en mettant en place un mouvement à l’échelle nationale visant à promouvoir l’égalité entre hommes et femmes (CEDAW 1998). En revanche, le rapport de la Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women (CEDAW) de 1998, la même année que sa chute, confirma que sous les belles intentions de Suharto, se cachaient encore une fois la corruption, les mensonges et la manipulation et non la valorisation des droits des femmes.
L’Indonésie dans le viseur de la CEDAW
Le premier rapport de la CEDAW concernant l’Indonésie en 1998 reconnut que « le droit des femmes à l’égalité était expressément garanti dans la philosophie d’État du Pancasila et dans la Constitution de 1945 (…) mais qu’en réalité, les femmes ne bénéficiaient pas des mêmes possibilités et des mêmes droits que les hommes en raison de la persistance de diverses pratiques traditionnelles et culturelles et du fait que certaines lois étaient contraires à l’esprit, sinon à la lettre, du principe d’égalité » (CEDAW 1998). Or, par la Convention, l’Indonésie s’est engagée à prendre toutes les mesures législatives nécessaires pour assurer la protection juridique des femmes par rapport aux hommes (Dossier de presse des Nations Unies). De plus, selon le Comité, « la culture ne représente pas un concept statique et les valeurs fondamentales de la société indonésienne ne sont pas contraires à la promotion de la femme » (CEDAW 1998), tout dépend d’une volonté politique sincère et capable de mobiliser des ressources efficaces (CEDAW 1998). Malgré son engagement, le gouvernement de Suharto n’avait pas pris le temps de s’intéresser concrètement à la violence faite aux femmes et aux sources de discriminations présentes dans leur vie privée comme publique.
De plus, le Plan national d’action de Suharto suite à la Conférence mondiale pour les femmes à Beijing en 1995 n’a pas été d’un grand succès non plus. malgré les avancées promises. Au départ, le Plan proposait d’encourager toutes organisations et institutions à offrir davantage de chances aux femmes, de mettre au point un système de mentorat des femmes dans la vie politique ou encore d’améliorer leur éducation (Sharyn 2005, 254). Mais la proposition la plus prometteuse restait celle de « renforcer les mécanismes de coordination entre les organismes publics, les centres d’études féministes, le secteur privé et les organisations de médias, entre autres, afin de mieux gérer et suivre les programmes gouvernementaux concernant les femmes (Sharyn 2005, 254). Cette initiative s’inscrivait dans la lignée de la création du Bureau du ministre de l’État à la condition féminine en 1996 et fut soulignée positivement par la CEDAW (CEDAW 1998). Après le départ de Suharto, en 1998, le Bureau adopte de nouvelles missions autour d’un nouveau Plan directeur national pour l’émancipation des femmes qui a pour objet de « faire une plus large place aux femmes dans la société, de développer leur conscience politique et de renforcer le rôle et l’indépendance des organisations féminines ». Mais selon la littérature, aucune retombée positive d’envergure n’a été constatée (Sharyn 2005, 255).
Puis, une lueur d’espoir apparait sous le nom de Megawati Sukarnoputri, fille de Sukarno, qui accéda à la Présidence en 2001. Et, quoi de plus efficace qu’une femme au pouvoir pour engendrer un tournant démocratique qui priorise la valorisation des femmes dans la société par la protection de leurs droits civils et sociaux ? Cette occasion rêvée a dû remplir les femmes indonésiennes d’optimisme mais ne leur permit par pour autant de prendre le dessus, puisque la seule avancée significative fut le vote de l’Assemblée indonésienne, le 18 février 2003, concernant un projet de loi recommandant que 30% des sièges à l’Assemblée soient réservés à des femmes (Sharyn 2005, 256). Or à cette époque, les femmes représentaient 50% de la population et auraient pu exiger la parité complète. À cela s’ajoute le second rapport de la CEDAW de 2005, qui reconnut la volonté du Gouvernement de changer la vision nationale sur l’autonomisation des femmes à travers des politiques visant à rétablir l’égalité des sexes, même si cela n’a pas été très concluant (CEDAW 2005). Au bout du compte, Megawati Sukarnoputri est battue aux élections de 2004 par Susilo Bambang Yudhoyono, après avoir perdu en popularité en raison du rejet de la communauté musulmane de voir une femme gouverner le pays et des oppositions entre leurs partis politiques respectifs.
Enfin, à l’occasion de la 52ème session du CEDAW en 2012, le climat de discrimination et de violence à l’égard des femmes indonésiennes attire à nouveau les critiques de la communauté internationale. Amnistie internationale a d’ailleurs fait part de ses préoccupations quant à la loi sur le mariage de 1974 « qui perpétue des stéréotypes en établissant que l’homme est le chef de famille et la femme est reléguée aux tâches domestiques, autorise la polygamie et fixe l’âge légal du mariage à 16 ans » (Amnistie internationale 2012). Cette loi figure parmi un large panel de juridictions que nous pourrions qualifier d’ancestrales et qui limitent encore aujourd’hui toute action politique favorable à la condition féminine.
Instabilité politique et manque d’éthique juridique
La loi sur le mariage n˚1/1974 incarne la première codification du mariage en droit indonésien dans laquelle « la loi musulmane devient partie intégrante du droit positif de l’État » (Utriza 2012, 202). Par celle-ci, un homme musulman peut avoir plus d’une femme si l’autorisation est accordée par un tribunal local et que l’épouse donne son consentement (La Presse 2014). En 2012, le Comité CEDAW a recommandé que toute loi discriminatoire, au niveau national ou local, soit abrogée ou amendée dans des délais clairement définis, y compris les dispositions discriminatoires de la loi sur le mariage de 1974 (n° 1/1974) et ses arrêtés connexes adoptés dans les provinces et districts, en particulier à Aceh, qui limitent les droits des femmes. Bien que la polygamie est de plus en plus critiquée dans la société, elle n’a toujours pas été remise en cause par l’État. Par cet exemple, nous nous rapprochons des accusations stéréotypées qui ont pris pour habitude de considérer l’Islam par le prisme de l’oppression (Le Nouvel Obs 2011). Or, il est nécessaire de prendre en compte la diversité des interprétations de la religion dans l’archipel. Par exemple, le groupe ethnique des Minangkabau de Sumatra sont de pieux musulmans mais qui vivent dans un régime fondamentalement matrilocal (le couple vient habiter dans la famille de la femme) et matrilinéaire (la propriété va de la mère aux filles) (Wiradikarta 2017). Preuve qu’une adaptation de l’Islam aux principes propres à la culture et au passé historique dans laquelle la religion s’insère, est possible.
Le manque d’éthique juridique est aussi un frein aux ambitions politiques dans un État de droit qui peine à se former. En effet, « l’appareil judiciaire dysfonctionne à l’avenant, sans que l’on sache toujours si c’est l’incompétence des juges ou leur absence de références éthiques qui constitue le problème principal » (Vanherveland 2006, 63). Par conséquent, dans l’hypothèse où la Constitution se voit amendée en faveur des femmes, le manque de ressources et de volonté du corps politique et judiciaire ralentirait le processus et les espoirs de réussites. À cela s’ajoute le maintien d’une coalition entre les différents partis de la scène politique qui rend plus difficile la mise en place de programmes favorables à la condition des femmes. Sur la scène politique s’affronte, les « trois plus importants partis de la démocratie indonésienne qui existaient déjà durant le régime autoritaire » (Vanherveland 2006, 65) mais aussi le PKS (Parti de la justice et de la prospérité) qui prône « d’une islamisation graduelle du droit au Parlement » (Feillard 2008, 200).
Au bout du compte, les Indonésiennes sont toujours bercées par les « discours énergiques qu’impliquent la féminité » que ce soit au regard du Pancasila, du Nouvel Ordre, de la doctrine islamique ou des us et coutumes (Sharyn 2005, 250). Malgré la présence de femmes au gouvernement, l’Indonésie a réussi peu d’avancées dans la promotion et la protection des droits civils et sociaux des femmes. Et à l’égard de la CEDEF, on peut se demander si seulement miser sur le droit ne devient pas irréaliste, relevant plus d’une façade internationale et de gestes sans signification, que d’un dispositif de gestion du respect et de la mise en place des droits de ces citoyennes (Arlette 2006, 109).
Bibliographie
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