Femmes birmanes, junte militaire et bouddhisme

(Série « L’Asie du Sud-Est et les droits des femmes »)

Par Julie Noyer

La Birmanie est une mosaïque de nationalités, produit d’un métissage culturel important, une société profondément attachée à l’ordre moral bouddhique et un pays au passé politique tumultueux. Aujourd’hui, le pays vit une transition démocratique d’envergure : la dictature militaire a quitté  les devants politiques le 24 avril 2016 qu’elle occupait depuis 54 ans, pour laisser place au parti démocrate d’Aung San Suu Kyi, fille du père de l’indépendance birmane et prix Nobel de la paix en 1991. À l’aube d’un destin démocratique prometteur dessiné par « The Lady », fervente protectrice des droits et libertés, la société birmane – ses femmes, ses minorités, ses religieux – semble enfin pouvoir recevoir protection et respect. Toutefois, un passé dictatorial a ceci de particulier, il est difficile de s’en débarrasser.

La junte militaire 

Michelle Yeoh interprétant le rôle d’Aung San Suu Kyi dans le film « The Lady » de Luc Besson

Le 2 mars 1962, le régime militaire birman s’impose au peuple par l’intermédiaire du coup d’État mené par le général Ne Win. Une fois le régime autoritaire solidement établi, « les militaires n’ont cessé de rechercher une légitimité politique » (Lubeigt 1997, 157) et déclaré qu’ils cherchaient à conduire le pays vers le socialisme bouddhiste. Ces ambitions se soldent par des échecs qui provoquent une insurrection populaire qui mènera à l’effondrement du régime et la démission du général Ne Win, le 25 juillet 1987. Le mouvement démocratique et pacifique initié par le peuple gagne alors du terrain de façon significative. Mais le 18 septembre 1988, les militaires lancent un nouveau coup de force et mettent en place une junte, destinée à faire oublier les échecs du socialisme au profit des valeurs traditionnelles bouddhistes (Lubeigt 1997, 157).

Dirigée par le général Sô Maung, le Conseil d’État pour le rétablissement de la paix et de l’ordre (SLORC) est mis en place et s’attaque à la Constitution vue comme une structure juridique idéale pour contraindre la société civile et ancrer leur pouvoir. En mai 1990, s’imaginant capable de gagner des élections, le Conseil d’État lance un processus électoral qui conduit à la victoire de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), parti créé en 1988 par Aung San Suu Kyi qui représente «l’opposition civile la plus sérieuse » (Egreteau 2004, 41). Mécontents des résultats, les militaires lancent de lourdes répressions et proclament la Loi martiale. De surcroit, l’attachement des birmans aux valeurs traditionnelles bouddhistes permet à la junte de pénétrer la société privée. La SLORC qui « connaissaient parfaitement les sentiments et la psychologie des fidèles, utilisèrent sciemment le bouddhisme et les valeurs traditionnelles qui lui sont attachées » pour élaborer ses directives politique et « rechercher l’unification du pays par la birmanisation basée sur la bouddhisation des nationalités » (Lubeigt 1997, 166). Une dictature digne des plus grandes, alliant propagande, manipulation et terreur est fermement installée. Celle-ci cherche à renforcer la conception traditionnelle bouddhique des femmes.

Selon cette tradition bouddhique, « tout mâle birman est supposé naître avec une force spirituelle intrinsèque faisant défaut aux femelles : le phon » (Delachet Guillon 2002, 74). En d’autres termes, la culture birmane considère que les hommes sont nobles tandis que les femmes sont des êtres vils. Les hommes sont dotés de droiture, de modération et de contrôle alors que les femmes sont malhonnêtes, manipulatrices, capables de duplicité, et cupides et même le sexe féminin est jugé impur à tel point que les vêtements qu’il touche s’en retrouvent souillés (Delachet Guillon 2002, 74). Paradoxalement, le droit familial dépend du Dhammathat indien reconnue comme la loi bouddhique birmane qui existait avant l’indépendance (Delachet Guillon 2002, 82). Ce droit fait des femmes des compagnes de l’homme et non des servantes. Elles ont généralement la responsabilité d’assumer la gestion des biens économiques et immobiliers de la famille, dans le cadre d’un mariage considéré davantage comme un contrat que comme un sacrement. Le consentement mutuel est exigé même si il est fréquemment déjoué.

Malgré cet amas de différenciations sexuées, souvent contradictoires, faisant partie intégrante de la vision de la junte, on devine bien que les préoccupations concernant les femmes ont été secondaires. Et dès lors qu’une figure féminine s’imposait sur la scène politique, la junte n’hésitait pas à user de ses pouvoirs coercitifs. En effet, en plus de l’avoir assignée à résidence pendant plus de 20 ans, les militaires ont mis en place un article dans la Constitution interdisant à Aung San Suu Kyi d’accéder à la présidence en raison de son mariage avec un étranger (Philip 2017).

 

Manipulation et ouverture au monde

De ces constats, difficile d’imaginer la junte capable de ratifier la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (CEDEF) en 1997. Et pourtant, dans le cadre d’une propagande réfléchie, la junte créa à partir des années 1990 des Government Organized Non Governmental Organization (GONGO), capables de « mobiliser rapidement des responsables et des participants pour toute action qu’elle juge opportune » (Delachet Guillon 2002, 138 ). Ainsi en 1991, on assiste à une floraison d’organisations en faveur de la condition féminine : Association pour la protection de la mère et de l’enfant, Association des femmes sportives, Association des infirmières, Associations des entrepreneures, etc, tout cela dans le cadre d’un comité national pour les affaires féminines dirigé par des hommes du régime (Delachet Guillon 2002, 138). Dans cette lancée, le pays envoya un général pour faire l’état de la condition des femmes à la Conférence de Beijing en 1995. Un comité opérationnel national pour les affaires féminines a aussi été créé, et présidé par une femme cette fois-ci, dans le but premier de récolter des fonds pour aider les femmes à bien élever physiquement les enfants et les éduquer dans le respect des valeurs du régime. Il ne s’agissait pas de mettre en place une structure de protection pour les droits des femmes, leur place dans la vie sociale et politique ou encore contre les violences qu’elles pouvaient subir. La priorité était, bel et bien, la consolidation d’une socialisation militaire pour assurer le plus grand avenir à la junte, peu importe les critiques que son comportement manipulateur pouvait recevoir de la part du reste de la communauté internationale. La Birmanie militaire suivait sa propre destinée politique et n’entendait pas se laisser donner des conseils, voire adresser des injonctions par des puissances étrangères, en particulier occidentales, qualifiées de néocolonialistes (Egreteau 2004, 41). Entre illusion et main mise autoritaire, quelles sont les chances pour que les femmes birmanes se voient octroyer respect et protection de leurs droits civils et sociaux au delà du domaine de l’éducation?

 

Aung San Suu Kyi : femme d’espoirs au cœur du tournant démocratique

Aung San Suu Kyi lors de sa libération en 1995 (B)

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, depuis 2003, le général Khin Nyunt et son ministre des Affaires étrangères « se sont lancés dans une offensive de séduction diplomatique afin de prouver l’engagement sincère de la junte dans le processus de transition démocratique » (Egreteau 2004, 43). Ce tournant capital initié par la junte répondait à l’offensive diplomatique de la communauté internationale par une libéralisation politique progressive. Ainsi, après plus de dix ans de suspens et de retournements politiques, la junte laisse enfin place en 2015 à la démocratie et la voie libre à Aung San Suu Kyi d’instaurer un fonctionnement politique respectueux des droits des femmes. Malgré les efforts de la junte pour permettre la transition démocratique, on ne peut dire qu’elle ait adopté une politique de collaboration et de courtoisie à l’égard du LND. Aung San Suu Kyi est donc au cœur une transition complexe en raison du passé dictatorial et de la conjoncture politique et sociale du pays.

Depuis son arrivée au pouvoir, Aung San Suu Kyi peine à passer au-dessus des influences militaires restantes dans chacune de ses actions politiques. En effet, les priorités qui s’imposent à Aung San Suu Kyi pour mener à bien la démocratisation de son pays sont nombreuses et la mise en place de politiques publiques favorables à la condition féminine ne priment pas sur les autres. Étant la seule femme du nouveau gouvernement, elle doit aussi faire face aux militaires qui disposent toujours d’une représentation automatique de 25% dans les deux chambres du Parlement (Philip 2017). Cette situation est liée aux profondes inégalités de genres qui persistent dans l’accès au pouvoir en Asie (Victor 2016, 131). Qui plus est, la LND tient à ce que le bouddhisme occupe une place centrale dans le nouvel État Birman, rejoignant en cela les propositions de la junte (Egreteau 2004, 46).

Par ailleurs, le rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes en Birmanie publié le 4 avril 2016 n’a dénoncé aucune entrave du gouvernement à l’égard de la condition féminine même si le constat d’une absence de parité est sous entendue. En effet, l’accent est uniquement mis sur l’effort de l’UNESCO « d’encourager les jeunes et les femmes à aller jusqu’au bout de l’éducation de base » dans le cadre d’un projet qui utilise la technologie pour promouvoir leur autonomisation (Nations Unies 2016).

Des migrants Rohingya sur un bâteau de pêche qui fuient la persécution ethnique en Birmanie (C)

Au même moment, nombre d’horreurs sont perpétrées à l’égard des communautés Rohingya d’Arakan dont la population est en majorité de confession musulmane. Depuis 1962, cette ethnie est victime de politiques discriminatoires à tel point de nier leur existence parmi les citoyens birmans. La victoire d’Aung San Suu Kyi aurait pu constituer un espoir d’amélioration mais « le nouveau gouvernement continue de nier l’existence du million de Rohingyas vivant au Myanmar en parlant de Bengalis ou d’étrangers, sous prétexte « d’apaiser les tensions avec les nationalistes bouddhistes » (Bazin 2016).

Le 6 février 2017, Human Rights Watch publiait un rapport témoignant du manque d’action du gouvernement birman à l’égard les allégations d’abus dans l’État de Rakhine, notamment au sujet des viols systématiques des femmes et jeunes filles appartenant à l’ethnie Rohingya (HRW).

De ces faits et face au silence d’Aung San Suu Kyi depuis son arrivée au gouvernement, que ce soit à l’égard des communautés Rohingyas ou du reste des femmes birmanes, il est difficile de conclure à des avancées significatives et consolidées concernant les droits civils et sociaux des femmes en Birmanie. Les interventions publiques et politiques qui pourraient être menées en faveur de la cause des femmes sont limitées par la main mise encore présente des militaires au sein du gouvernement ainsi que l’attachement profond du peuple birman aux valeurs bouddhistes. Plusieurs croient qu’Aung San Suu Kyi doit avant tout imposer un climat de confiance avec le peuple pour réaliser le dessein qu’elle désire pour la Birmanie. N’oublions pas qu’elle a ouvert une nouvelle page de l’histoire birmane en amenant son pays sur la voie de la démocratie. Si elle connaît présentement certains obstacles pour mener à bien ces objectifs, toutes les espérances d’une réelle démocratisation birmane ne sont pas perdues.

 

Bibliographie

AFP. 2017.  « Birmanie : Des femmes et des filles rohingyas violées par les forces desécurité. » Human Rights Watch (New York), 6 février. En ligne.https://www.hrw.org/fr/news/2017/02/06/birmanie-des-femmes-et-des-filles-rohingyaviolees-par-les-forces-de-securite (page consultée le 12 février 2017)

Bazin, Judith. 2016. Rohingyas, réfugiés et apatrides. Plein droit : 2831

Delachet-Guillon. 2002. Birmanie, côté femmes. Genève : Éditions Olizane

Egreteau, Renaud. 2004. « Birmanie : la transition démocratique selon la junte ». Critique internationale n°24 : 39-47.

Harriden. Jessica. 2102. The Autority of influence : women and power in Burmese history. Copenhagen : NIAS Press

Lubeigt, Guy. 1997. « La société birmane face à la question institutionnelle ». Revue  d’études comparatives Est-Ouest vol. 28 : 157-187.

Nations Unies. 2016. Rapport du comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (soixante quatrième session). En ligne.http://www.ohchr.org/FR/HRBodies/CEDAW/Pages/CEDAWIndex.aspx (page consultée le 11 février 2017)

Philip, Bruno. 2017. « Birmanie : Aung San Suu Kyi, l’icône démocrate, silencieuse facel’armée. Le Monde (Paris), 4 avril. En ligne. http://www.lemonde.fr/asiepacifique/article/2017/01/04/aung-san-suu-kyi-l-icone-democrate-silencieuse-face-a-l  armee_5057402_3216.html?xtmc=birmanie&xtcr=20 (page consultée le 12 février 2017)

Victor, Jean Christophe. 2016. Le dessous des cartes Asie – Itinéraires géopolitiques. Paris :Éditions Tallandier/Arte.

Iconographie 

(A) En ligne. http://www.info-birmanie.org/situation-politique/ (page consultée le 22 février 2017)

(B) En ligne. http://www.vanityfair.fr/actualites/international/diaporama/le-prix-nobel-de-la-paix-en-15-laureats/361#le-prix-nobel-de-la-paix-en-15-laureats-6 (page consultée le 22 février 2017)

(C) En ligne. https://www.nytimes.com/interactive/2015/12/27/sunday-review/2015-year-in-pictures.html?emc=edit_ty_20151221&nl=opinion&nlid=37331444&_r=1 (page consultée le 22 février 2017)

Bookmark the permalink.

Comments are closed.