Par Fanny Boyard
Grâce à une croissance économique manifeste (6,2% en 2014), les Philippines ont rejoint en 2013 la catégorie des « tigres asiatiques » avec le Vietnam, l’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande. Cette situation économique favorable, la standardisation internationale des structures organisationnelle(1), et l’usage courant de l’anglais, langue officielle du pays avec le Tagalog, rendent le pays attractif aux yeux des investisseurs occidentaux. Pour Saul W. Gellerman, les Philippines, de par leurs liens avec les États-Unis, auraient également une culture d’entreprise plus occidentalisée que d’autres pays d’Asie comme le Japon ou l’Inde(2).
Malgré cela, il ne faut pas pour autant en négliger les différences culturelles, surtout que les Philippins possèdent une variété de valeurs spécifiques à leur pays, qui influencent grandement leurs relations sociales(3).
Le « Pakikisama »
Le « pakikisama » représente une des valeurs qui définissent l’identité Philippine. Elle est généralement traduite du Tagalog par le fait de « bien s’entendre », d’« avoir des relations douces et harmonieuses avec autrui »(4), pour le bien du groupe(5).
Plus largement, le pakikisama fait référence à l’esprit de groupe, l’importance de placer le collectif avant l’intérêt personnel(6). Cette mentalité va pousser les Philippins à prendre en compte le regard des autres, à éviter le conflit, à suivre l’avis d’autrui et à veiller à ce que leurs propres actions n’aient pas de conséquences néfastes sur leurs proches(7).
Le pakikisama est généralement vu comme un aspect positif et est encouragé dans la société Philippine. À l’inverse, une personne ne faisant pas preuve de pakikisama serait considérée comme égoïste et ne souhaitant pas s’intégrer à la communauté(8), alors que la société Philippine reste centrée sur l’idée de groupe(9).
Une interprétation négative a été proposée dans la mesure où une personne qui serait en désaccord avec le groupe pourrait sentir qu’il n’est pas libre d’exprimer son opinion. Dans certains cas, ce trait qui pousse à éviter le conflit et toujours rester en bon terme avec le groupe pourrait donner lieu à une forme de « coopération forcée »(10) afin de ne pas être exclu du groupe(11).
Cependant pour Jocano, ceci est une mauvaise interprétation, car le pakikisama fait plutôt référence au « désir de subordonner les intérêts de l’un en faveur des autres »(12).
La « Hiya »
Aux Philippines, on fait, aussi, souvent référence au terme « Hiya » pour exprimer la « honte » ou « l’embarras ». Cependant, Reyes a montré, dans de nombreux articles, que la « hiya » pouvait être vue de deux manières différentes, et que restreindre la hiya au seul sentiment de honte était incorrecte (13).
La vision négative de la « Hiya » est définie comme « un sentiment de honte résultant d’une expérience qui ferait sentir à un individu qu’il ne satisfait pas aux standards de la société »(14). Par exemple, une dispute en public pourrait provoquer un sentiment de hiya chez les personnes concernées.
Reyes défend, lui, la « Hiya » comme une vertu ancrée dans la culture Philippine et qu’on pourrait associer à la tempérance, la retenue, le contrôle de soi notamment en public. Ici encore, cette retenue est considérée nécessaire aux Philippines pour éviter à autrui de se sentir mal à l’aise. La Hiya représente le fait de faire passer l’intérêt de l’autre (et non plus du groupe comme le Pakikisama) avant son propre intérêt(15).
En Occident, on définirait cette caractéristique comme une forme de tact, de politesse ou d’empathie à l’égard de l’autre afin de lui éviter de se sentir honteux ou humilié en public.
On parle de « walang hiya » pour décrire une personne qui serait dépourvue de cette vertu, indifférente aux sentiments d’autrui, et donc peu intéressée par les valeurs communes de la vie en société(16).
Reyes s’accorde avec Sende pour dire que de telles valeurs ne sont pas uniques aux Philippines, mais insiste sur le « poids et l’importance qui leurs sont donnés dans la société philippine »(17), et qui font d’elles des différences culturelles majeures à ne pas négliger.
L’impact de ces différences culturelles dans une entreprise multiculturelle
Jocano a noté que les expatriés reprochent souvent aux Philippins de « dire oui à tout ce qu’ils disent »(18). Ceci est une répercussion directe du pakikisama et de la hiya. Dans le milieu du travail, le pakikisama va se traduire par la difficulté à prendre une décision, car les Philippins vont valoriser l’unanimité(19). Ils vont d’ailleurs préférer céder en face de leur supérieur plutôt que de valoriser leur point de vue qui pourrait les placer en marge du groupe. Il n’est pas rare qu’au sein d’une entreprise, le personnel se divise en petits groupes: il est ainsi plus facile d’atteindre une harmonie entre collègues. Les bonnes relations entre collègues, voire les relations amicales avec les membres de l’entreprise, sont d’ailleurs valorisées car elles participent à l’intérêt du groupe et de l’entreprise(20).
À cet égard, les Occidentaux ont tendance à être vu comme peu amicaux et peu dignes de confiance, car ils vont à l’inverse se concentrer sur l’efficacité plutôt que sur les relations interpersonnelles(21).
La hiya a également des répercussions dans le monde du travail. En cas de conflits, ou lorsqu’il est nécessaire d’émettre certaines critiques à l’égard d’un subordonné, il est essentiel que cela se traite en privé. En effet, pour les Philippins, cela serait perçu comme « perdre la face » que de voir ses erreurs exposées aux yeux de tous(22). Il est donc recommandé aux Occidentaux qui travaillent avec des Philippins d’organiser des réunions en tête-à-tête et d’éviter d’énoncer leurs critiques de manière trop directe(23).
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(1) Hazel, J. ; Wilson, Caroline et Callaghan, Peter L. Wright. 1996. Page 44.
(2) Gellerman, Saul W. 1967. Page 63.
(3) Arce, Wilfredo F ; Poblador, Niceto S. 1977. Page 8.
(4) Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2016. Page 73.
(5) Jocano, F. L. 1997. Page 65.
(6) Posadas, Dennis et Posadas, Joy. 2008. Page 70.
(7) Ibid
(8) Church, Timothy A. 1987. Page 272.
(9) Posadas, Dennis et Posadas, Joy. 2008. Page 70.
(10) Miranda, D. 1992. Page 165.
(11) Gripaldo, Rolando M. 2005. Page 167.
(12) Jocano, F. L. 1997. Page 66.
(13) Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2016.
(14) Hazel, J. ; Wilson, Caroline et Callaghan, Peter L. Wright. 1996. Page 45.
(15) Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2015. Page 165.
(16) Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2016. Page 71.
(17) Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2016. Page 69.
(18) Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2015. Page 165.
(19) Gellerman, Saul W. 1967. Page 64.
(20) Posadas, Dennis et Posadas, Joy. 2008. Page 70.
(21) Gellerman, Saul W. 1967. Page 64.
(22) Posadas, Dennis et Posadas, Joy. 2008. Page 35.
(23) Hazel, J. ; Wilson, Caroline et Callaghan, Peter L. Wright. 1996. Page46.
Bibliographie:
Arce, Wilfredo F ; Poblador, Niceto S. 1977. « Formal Organization in the Philippines: Motivation, structure and change » Philippine Studies 25 (1): 5-29
Church, Timothy A. 1987. « Personality Research in a Non-Western Culture: The Philippines » Psychological Bulletin 102 (2) : page 272-292
Gellerman, Saul W. 1967. « Passivity, paranoia and pakikisama » Columbia Journal of World Business 2 (5): 59-67
Gripaldo, Rolando M. 2005. Filipino cultural traits.Washington, D.C. : Council for Research in Values and Philosophy
Hazel, J. ; Wilson, Caroline et Callaghan, Peter L. Wright. 1996. « Observing differences in verbal communication » Journal of Managerial Psychology 11 (4): 43-55
Jocano, F. L. 1997. Filipino value system: a cultural definition. Quezon city: Punlad Research House.
Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2016. « In defense of Hiya as a Filipino virtue » Asian Philosophy 26 (1): 68-78.
Lasquety-Reyes, Jeremiah. 2015. « Loob and Kapwa: An introduction to a Filipino Virtue Ethics » Asian Philosophy 25 (2): 148-171
Miranda, D. 1992. Buting Pinoy: probe essays on value as Filipino. Manila: Divine World publications
Posadas, Dennis et Posadas, Joy. 2008. Etiquette guide to the Philippines. Tuttle publishing.