Par Fanny Boyard
En Occident, la notion de « sacrifice » est très vite associée à l’idée de religion et de rites religieux. Une rapide recherche dans le dictionnaire commun montre que les premières définitions qu’on lui attribue sont liées à certaines traditions religieuses.
Au Vietnam, le terme « sacrifice » prend un autre sens. Bien qu’il puisse se référer à la religion également, c’est surtout en tant que vertu qu’il est envisagé.
Le « sacrifice » ou « Hy Sinh » en vietnamien, représente un concept très particulier. Il fait, en effet, partie intégrante de l’éducation (1), de l’éthique et des codes moraux vietnamiens. Le sacrifice peut dans ce cas être définit comme « de petits actes de souffrance et de patience de la part d’un individu dans l’intérêt d’autres »(2).
Il est tout de même nécessaire de comprendre la double implication que prend le Hy Sinh. En effet, celui qui se sacrifie reçoit en retour le respect de celui pour qui il s’est sacrifié. Shohet explique le Hy Sinh comme « une conduite morale et des dispositions qui mettent en valeur les marques de respect envers les ‘supérieurs’ socioculturels et le renoncement face aux ‘inférieurs’ socioculturels »(3).
Il est relativement difficile de parler de ‘supérieurs’ ou ‘inférieurs’ socioculturels pour décrire les liens relationnels entre les individus en Occident. Mais dans le contexte du Vietnam, ces dénominations se rapportent au système hiérarchique présent dans la société (4). Ce système hiérarchique est un héritage de deux fondements culturels vietnamiens, et que l’on retrouve dans plusieurs pays d’Asie, à savoir la pensée confucéenne et le bouddhisme (5).
Or selon Hofstede, la pensée confucéenne conçoit ce système hiérarchique comme régissant les relations entre les membres de la société et leurs statuts inégaux et permettrait la stabilité de l’ensemble de la communauté (6). Confucius distinguerait même cinq types de relations : souverain-sujet, père-fils, frère ainé – frère cadet, mari-femme et ami plus âgé – ami plus jeune (7).
Le cas du Hy Sinh s’appliquerait au sein de la famille en suivant ces différentes catégories. Il est donc basé sur des relations asymétriques c’est-à-dire les individus ont des statuts différents (8). Cependant, il implique également la notion de réciprocité, puisque le ‘supérieur’ se sacrifie pour ‘l’inférieur’, et celui-ci en retour lui montre du respect et lui est redevable (9). Il est important de souligner que la notion de respect envers autrui, et en particulier vis à vis des générations antérieures, reste au Vietnam une valeur essentielle.
Prenons comme exemple pour illustrer cette notion, le sacrifice des parents afin d’élever leurs enfants, de prendre soin d’eux, de leur offrir une éducation. En retour les enfants vont montrer de la dévotion et du respect envers leur parents et prendront soin d’eux à leurs tours lorsqu’ils vieilliront. D’ailleurs, les traditions vietnamiennes du culte des ancêtres est liée à cette dévotion et ce respect envers les générations précédentes et fait partie du sens du sacrifice que l’on attend de la part des descendants (10).
Il est possible d’argumenter que cette dévotion d’une génération à l’autre est un phénomène que l’on retrouve également en occident. Cependant, le Hy Sinh occupe une place primordiale dans l’éducation vietnamienne, et ce dès le plus jeune âge. Plusieurs auteurs constatent que ce sens du sacrifice apparaît de manière quotidienne chez les vietnamiens que cela soit au niveau « linguistique, des habitudes ou encore des dispositions psychomorales »(11).
Le Hy Sinh peut aussi représenter un facteur d’explication des modes de cohabitation au Vietnam. En effet, il n’est pas rare que les différentes générations continuent à vivre sous le même toit même après le mariage des enfants (12). Comme l’explique Bélanger, « la solidarité intergénérationnelle demeure une priorité des jeunes générations, le lien de filiation n’étant pas moins important après l’établissement d’un lien d’alliance »(13) . « La réciprocité entre parents et enfants demeure une caractéristique fondamentale de la relation intergénérationnelle, et la cohabitation entre les parents âgés et leurs enfants en témoigne remarquablement bien »(14).
Cependant, en dehors du cercle familial, certains auteurs ont constaté que le sens du sacrifice devient beaucoup moins présent dans les interactions et que le désir d’être le meilleur prédomine (15). Ce désir résulte en partie par le devoir d’honorer sa famille et son village qui reste une unité de base primordial au Vietnam(16). Mais cette envie est aussi de plus en plus liée aux bénéfices que l’individu peut en tirer pour lui-même(17). Le Hy Sinh est donc une vertu que les Vietnamiens réservent principalement au cercle familial.
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(1) Shohet, 2013
(2) Shohet, 2013, 205
(3) Shohet, 2013, 203
(4) Shohet, 2013, 204
(5) Ibid
(6) Hofstede, 1994, 62
(7) Ibid
(8) Shohet, 2010, 3
(9) Shohet, 2013, 205
(10) Ibid
(11) Shohet, 2013, 206
(12) Bélanger, 1997
(13) Bélanger, 1997, 237
(14) Ibid
(15) Tuan et Napier, 2000, 9
(16) Bélanger, 1997, 223
(17) Tuan et Napier, 2000, 9
Bibliographie:
Bélanger, Danièle. 1997. « Modes de cohabitation et liens intergénérationnels au Vietnam » Cahiers québécois de démographie 26 (2): 215-245.
Hofstede, Geert. 1994. Vivre dans un monde multiculturel, comprendre nos programmations mentales. Les éditions d’organisation.
Shohet, Merav. 2013. « Everyday sacrifice and language socialization in Vietnam: the power of a respect particle » American Anthropologist 115 (2): 203-217
Shohet, Merav. 2010. Silence and sacrifice: intergenerational display of virtue and devotion in central Vietnam. Los Angeles University of California.
Tuan, Vu Van et Napier, Nancy K. 2000. « Paradoxes in Vietnam and America: ‘Lessons Earned' » Human Resources Planning 2(2): 9-10