Par Matt Jagger
Si la guerre du Vietnam a pris fin en 1975 lorsque le régime de Saigon s’effondra sous les coups du Nord, les conséquences du conflit et des armements utilisés sont encore bien vivaces, tant sur les corps que dans les esprits. Outre le tragiquement célèbre napalm (substance inflammable collant à la peau), il est une autre arme, massivement employée par l’US Army de 1961 à 1971, bien moins spectaculaire, mais peut-être bien plus destructrice encore : l’agent orange(1). Il se classe dans la catégorie des premiers herbicides, crées à l’origine par des laboratoires anglais et américains durant la Seconde Guerre Mondiale, qui étaient destinés à la fois à un usage civil et militaire. L’agent orange, un défoliant extrêmement efficace et virulent, n’est donc qu’un dérivé d’autres produits qui furent largement usités dans le domaine agraire, à ceux-ci près que le mélange utilisé au Vietnam contenait de la dioxine, un produit chimique toxique dont les effets étaient assez mal connus à l’époque. Au-delà des conséquences de l’utilisation d’une telle arme, quels enseignements peut-on en tirer ?
Pourquoi utiliser un herbicide au Vietnam ? Les raisons qui ont poussé les stratèges américains à en faire usage sont multiples : il y a bien évidemment la volonté de supprimer la végétation touffue typique de la jungle vietnamienne, qui servait de refuge aux Viêt-Cong, mais aussi, celle, moins connue, de détruire des cultures entières suspectées de servir à la guérilla(2). En tout, on estime à 77 millions le nombre de litres de défoliants répandus(3), sur une surface représentant 10% du Sud Vietnam, à des degrés divers comme le montre la carte ci-dessous.
Si l’agent orange n’était pas le seul produit en usage, il fut néanmoins le plus prisé, l’épandage s’effectuant par voies aériennes, par avions ou par hélicoptères.
Les conséquences de l’utilisation de l’agent orange sont nombreuses, à commencer par le véritable écocide provoqué à l’encontre des forêts du Vietnam : outre les nombreuses espèces végétales disparues, nombre d’animaux sont à présent menacés, voir proche de l’extinction. Ce sont donc des écosystèmes entiers qui ont été détruits, sans compter que des zones particulièrement touchées ne semblent pas retrouver leur aspect originel, même si les autorités de Hanoï ont récemment mis en place des politiques de décontamination et de reforestation(4) par le biais d’une replantation intensive notamment. S’il est certain que la contamination par la dioxine tend à s’estomper, certains « hot spot » demeurent toujours extrêmement nocifs.
Si dès 1957 des scientifiques tirent la sonnette d’alarme sur les effets nocifs de la dioxine et de sa présence dans les herbicides, les conséquences de la toxine sur l’organisme humain restent méconnues jusque à l’après-guerre. De fait, les premières voix à se faire entendre sont celles de vétérans américains (5), qui manipulaient l’agent orange sans réelles précautions. Il n’était ainsi pas rare de voir des équipages d’avion revenir de mission couvert du produit en question. Il faut pourtant attendre 1994 pour qu’une première liste faisant état de maladies imputables à l’agent orange apparaisse (6), en grande partie sous la pression d’organisations d’anciens combattants : outre certains cancers, la dioxine peut provoquer des maladies respiratoires et sanguines, mais aussi des malformations graves, ainsi que des troubles mentaux chez les enfants des victimes directement exposées. Au Vietnam, notamment, de telles naissances sont nombreuses, et touchent jusqu’à deux, voire trois générations.
L’impact de la dioxine (présent dans l’agent orange) sur l’homme reste cependant sujet à controverse, du fait de la difficulté à mener des études souvent trop coûteuses sur de larges pans de territoires. Établir des liens entre certaines maladies et l’exposition à l’agent orange n’est donc pas chose aisée, sans compter que le nombre exact de Vietnamiens touchés demeure vague, entre 2.1 et 4.8 millions de personnes(7).
D’autant que le gouvernement Vietnamien reste à ce jour silencieux sur le sujet, et n’a jamais demandé officiellement de réparations aux États-Unis, à l’heure où Washington et Hanoï entretiennent des rapports plus que cordiaux face à la montée en puissance de la Chine. Il n’est par conséquent pas dans les intérêts immédiats des autorités Vietnamiennes de mettre ce sujet sur la table alors que se négocie alliances militaires et traités de libre-échange. Si aux USA et dans d’autres pays comme la France ou la Corée du Sud(8), des procédures judiciaires ont été engagées, parfois avec succès(9), le gouvernement américain reste intouchable face à ce que certains qualifient de crimes de guerre(10) : en effet, Washington dispose de l’immunité pour toutes décisions prises en temps de guerre… Les plaignants ciblent donc les principales sociétés chimiques ayant produit les différents agents ravageurs, tels Monsanto ou encore Dow Chemical, encore aujourd’hui leader dans les domaines de la chimie et de l’agro-alimentaire. En effet, bien que ces compagnies arguent qu’elles n’ont fait que fournir les produits sans être responsables de leur utilisation ultérieure, des documents et affaires compromettants ont révélé divers falsifications d’études(11), mais également que les directions de ces entreprises avaient sciemment caché la dangerosité de la dioxine jusqu’en 1969 aux autorités de Washington(12)…
Le cas de l’agent orange est révélateur et lourd d’enseignement : outre l’utilisation abusive d’une arme chimique, c’est surtout l’absence de réflexions sur les conséquences à moyen et long terme de l’usage de tel type de produits chimiques, que ce soit dans une optique militaire ou non, qui interroge, sans compter l’éthique douteuse de grandes firmes toujours en activité. Des générations de Vietnamiens, mais aussi de familles d’anciens combattants, subissent ainsi les stigmates d’un conflit depuis longtemps terminé, mais laissant néanmoins de profondes et terrifiantes marques dans les chaires, comme autant d’avertissements pour l’avenir.
(1) Le surnom d’agent orange provient non de l’aspect du liquide mais de la couleur des barils dans lesquels il était contenu.
(2)Meynard, Jean. 2005. « L’agent orange au Viêt-Nam, dégâts et questions soulevées ». Dans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, p. 27.
(3)Ibid, p34. L’agent orange représente 61% des défoliants répandus.
(4)Quy, Vo. 2005. « Écocide, recherche et réhabilitation de l’environnement ». ans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, 95-109.
(5)Robin, Marie-Monique. 2009. Le monde selon Mosanto. Editions La Découverte, Paris, p53-56.
(6)Meynard, Jean. 2005. « L’agent orange au Viêt-Nam, dégâts et questions soulevées ». Dans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, p. 40.
(7)Ibid, p 37.
(8)La Corée du Sud engagea des militaires du côté des américains lors du conflit vietnamien (8000 en 1966)
(9)AFP. 2013. « Agent orange au Vietnam : Monsanto condamné ». Le Monde, en ligne : http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/07/12/agent-orange-au-vietnam-monsanto-condamne_3446967_3216.html (consulté le 26 Mai 2016)
(10)Chemillier-Gendreau, Monique. 2005. « Justice et réparations ». Dans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, p 133-148.
(11)Robin, Marie-Monique. 2009. Le monde selon Mosanto. Editions La Découverte, Paris, p59-72.
(12)Ibid, p55-56.
Bibliographie :
Robin, Marie-Monique. 2009. Le monde selon Mosanto. Editions La Découverte, Paris, 385p.
Chemillier-Gendreau, Monique. 2005. « Justice et réparations ». Dans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, p 133-148.
Meynard, Jean. 2005. « L’agent orange au Viêt-Nam, dégâts et questions soulevées ». Dans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, 27-62..
Quy, Vo. 2005. Écocide, recherche et réhabilitation de l’environnement. ans Yvonne Capdeville Francis Gendreau et Jean Meynard, dir. L’agent orange au Viêt-Nam. Editions Tirésias, Paris, 95-109.
AFP. 2013. « Agent orange au Vietnam : Monsanto condamné ». Le Monde, en ligne : http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/07/12/agent-orange-au-vietnam-monsanto-condamne_3446967_3216.html (consulté le 26 Mai 2016)