Par Sarah A. Riel
Si le sang doit être versé afin de défendre sa patrie, la Thaïlande a retenu de cette leçon le sens du sacrifice. Une action spectaculaire a été menée en 2010 par un groupe de volontaires engagés pour la démocratie, afin de protester contre le gouvernement d’Abhisit Vejjajiva. Des volontaires ont donné leur sang, puis l’ont déversé dans les rues de Bangkok[1], dans le but de défendre une démocratie effective – en soutien de l’homme d’affaires Thaksin – en plus de révéler les différents rapports de pouvoir entre la monarchie, les élites conservatrices, les différentes strates de la population et l’armée.
Il faut d’abord savoir que la Thaïlande est l’un des rares pays de l’Asie du Sud-Est qui n’a pas connu la colonisation ; la monarchie a ménagé certains de ces territoires en échange de sa souveraineté, jusqu’à ce qu’elle soit renversée par un Coup d’État en 1932, et remplacée par une monarchie constitutionnelle. De ce fait, l’équilibre entre l’armée, la royauté et la démocratie demeure très fragile, avec une intermittence entre pouvoir militaire et pouvoir démocratique[2]. Deux camps se sont donc constitués à travers les années, dont les « Chemises jaunes », élites conservatrices et loyales à la monarchie, et les « Chemises rouges », classes moins aisées, attachées aux mesures de lutte anti-pauvreté.
En 2005, le PAD (Peoples Alliance for Democracy) associé aux Chemises jaunes accuse le gouvernement élu de Shinawatra Thaksin, de corruption et de crony capitalism[3]. Ce dernier répond par une dissolution du Parlement, et la mise en place de nouvelles élections, prévues pour avril 2006[4]. Toutefois, l’opposition tente de boycotter les élections, finalement annulées par la Cour, sous prétexte de fraudes. Le PAD incite le Roi à limoger le gouvernement Thaksin, ce qu’il refuse, provoquant un Coup d’État mené par une junte militaire et des leaders du PAD.
Le Coup d’État de 2006 est un des éléments déclencheurs de la formation des Chemises rouges[5]. Initialement, il n’existe pas de consensus entre les différentes organisations anti-Coup d’État, et très peu s’identifient à l’ex-Premier ministre Thaksin ; c’est une plateforme télévisée de son parti qui permet de résoudre les différends avec la création de l’Alliance démocratique anti-dictature (DAAD), soit les Chemises rouges[6]. Le mouvement ratisse large : urbains, ruraux pauvres, petits fermiers, femmes au foyer, étudiants et ouvriers luttent conjointement pour leur droit de choisir leur propre gouvernement, et s’opposent à la dictature des généraux et de la Royauté. Ainsi, plus de 100 000 Chemises rouges venus de toutes les régions de la Thaïlande arrivent à Bangkok pour la « grande manifestation » du 12 mars 2010, afin de réclamer la dissolution du parlement et le retour de l’ex-premier ministre en exil Thaksin Shinawatra[7].
Toutes ces mobilisations autour d’un seul événement révèlent les luttes de pouvoir au niveau du gouvernement, mais aussi celles qui subsistent entre l’armée, les anciennes élites, les urbains et les pauvres ruraux.
D’abord, l’homme d’affaires millionnaire Thaksin Shinawatra a réussi à s’attirer un large électorat, dont les Chemises rouges, notamment grâce :
- à ses politiques populistes : il était partisan d’un système de soins universel pour la Thaïlande ;
- à sa gestion de la crise économique de l’Asie du Sud-est (qui touchait la Thaïlande depuis 1997)
- en introduisant des réformes structurelles dans le système politique thaï, diminuant considérablement le pouvoir des élites et de l’armée[8].
Cependant, les Chemises jaunes (et par extension les élites) considèrent que le pouvoir grandissant du citoyen ordinaire est une menace à la bonne gouvernance de la Thaïlande[9]. C’est pour cela qu’ils refusent que certaines fonctions politiques soient soumises au vote. La monarchie sert les élites, et maintient leurs intérêts : les lèse majesté laws[10] ont permis à plusieurs d’entre elles de s’enrichir sur le dos des classes pauvres en créant une fausse image d’un Roi tout puissant, alors que ce dernier n’a plus aucun pouvoir politique[11]
De plus, la Royauté travaille de concert avec l’armée : le Coup d’État de 2006 n’a pas été condamné par le Roi. Plusieurs espéraient que le Roi intervienne comme il l’avait fait en 1973, où il avait demandé à l’armée de cesser les répressions contre les révoltes étudiantes[12]. L’armée pour son compte s’est vivement opposée aux réformes structurelles de Thaksin, comme mentionné précédemment, tout comme elle a été l’instigatrice de nombreux coups d’État[13]. Le PAD a eu recours à l’armée lorsque le Roi a refusé de destituer Thaksin, l’armée pouvant être ainsi vue comme un moyen de dernier recours, mobilisé par les différents partis pour défendre de leurs intérêts.
[1] Le JDD, en ligne, http://www.lejdd.fr/International/Asie/Actualite/Thailande-Le-premier-sang-179863.
[2] Jean-Marie Crouzatier, pp. 11 et 38.
[3] Capitalisme de convenivance, peut être compris comme le fait d’encourager la collusion.
[4] Gaganath Jha, p. 326.
[5] Gaganath Jha, p. 331.
[6] Eugénie Mérieau, p. 27.
[7] Eugénie Mérieau, p. 8.
[8] Gaganath Jha, p. 327.
[9] Giles Ji Ungpakorn, p. 84.
[10] Elles peuvent être comprises contre tout crime contre Sa Majesté, dont les critiques contre la légitimité ou la souveraineté du Roi ou de l’État.
[11] Giles Ji Ungpakorn, p. 86.
[12] Gaganath Jha, p. 326.
[13] Adrien Le Gal, en ligne, http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/06/03/le-coup-d-etat-une-specialite-thailandaise_4430619_3216.html.
Bibliographie
Crouzier, Jean-Marie. 2011. Transitions politiques en Asie du Sud-Est: le système constitutionnel et politique de la Thaïlande. Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole.
Jha, Ganganath. 2011. « Thai Politics in the Post-Thaksin Period ». India Quaterly 67 (4): 325-339.
Le Gal, Adrien. 2014. « Le coup d’État, une spécialité thaïlandaise ». Le Monde. En ligne. http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/06/03/le-coup-d-etat-une-specialite-thailandaise_4430619_3216.html
Le JDD. « Thaïlande : Le premier sang ». 2010. En ligne.http://www.lejdd.fr/International/Asie/Actualite/Thailande-Le-premier-sang-179863
Mérieau, Eugénie. 2013. Les Chemises Rouges de Thaïlande. Bangkok : Irasec.
Ungpakorn, Giles Ji. 2009. « Class Struggle between the Coloured Shirts in Thailand ». Journal of Asia Pacific Studies 1 (1) : 76-100.