Par Jacqueline Poncet
En mai 1998, la carrière politique du général indonésien Suharto s’achève, après 32 ans à la tête d’un gouvernement militaire. Il laisse derrière lui un pays en crise, aussi bien au niveau économique que politique. De fait, en 1997, une crise économique secoue les pays d’Asie du Sud-Est. Cette instabilité économique est une des causes qui a précipité la chute du régime militaire de Suharto, déjà fragile depuis le début des années 1990. Les successeurs du militaire vont entreprendre un rétablissement de l’ordre politique et économique. Ils doivent redessiner les frontières entre le pouvoir politique, militaire et économique que la dictature avait effacées.
La gestion de l’héritage de l’ordre nouveau mis en place par Suharto à l’heure de la démocratisation est donc en question.
Le général Suharto en 1993
Le général Suharto, qui a pris le pouvoir en 1965, s’est imposé comme un homme politique fort. Il réorganise la structure politique de l’État autour de l’armée, et met en avant son programme: « l’ordre nouveau ». Il instaure un état où l’armée est le pilier central de la stabilité. Les militaires occupent une double fonction, étant à la fois ceux qui définissent l’ordre et ceux qui le garantissent, tenants du pouvoir législatif et exécutif. Cette position laisse place à de nombreux abus, et fait d’eux un groupe privilégié. À cela s’ajoute la mainmise des militaires sur les entreprises d’État. Ainsi, ces derniers s’enrichissent considérablement au détriment de la population. Le degré de corruption, de collusion et de népotisme était tel que la société civile l’a nommé le KKN (Korupsi, Kollusi, Népotisme). C’est notamment contre ce KKN que vont se baser les régimes qui succèdent à Suharto.
Le temps de la « Reformasi » (réforme) débute à l’arrivée de Yusuf Habibie en mai 1998, et se poursuit encore aujourd’hui. Dès son entrée en fonction, il entreprend de retirer le ministère des affaires sociales à la fille de Suharto, et celui du commerce et de l’industrie à son ami de longue date, Bob Hasan. Ces actions sont des exemples parlant du travail que les politiciens de la Reformasi veulent effectuer. Les deux cas en question ne sont pas des profils isolés, tout le système politique et économique indonésien hérité de la dictature de Suharto fonctionnait sur ce modèle népotiste.
Par la suite, le gouvernement indonésien entame une décentralisation du pouvoir, et rend à chaque région une part d’autonomie, mettant en péril l’unité du pays. Les craintes sont confirmées lorsque le Timor Oriental déclare son indépendance. Les conséquences de la décentralisation du pouvoir sont partagées. D’un côté, c’est une progression démocratique, un renforcement de la représentativité de la diversité indonésienne, de l’autre, la rapidité du changement structurel s’avère déstabilisante. La précipitation de la décentralisation entraîne un décalage entre la vitesse de modernisation de la structure politique du pays et les méthodes de gestion des nouveaux membres de l’administration. Aussi, au niveau des régions, on observe le développement d’une corruption au sein des élites locales, qui profitent de ce renouveau pour accentuer leur pouvoir et revaloriser leurs responsabilités.
Dans la continuation de la Reformasi, le gouvernement tente également de démanteler la puissance militaire qui, en trente ans, avait eu le temps d’asseoir son pouvoir à tous les échelons de la société. Pour commencer, ils entreprennent de mettre en avant l’image dictatoriale de l’ordre nouveau, ce qui pousse l’armée à vouloir s’en distancer. Pour cette raison, l’armée change sa dénomination, et d’ABRI (Forces armées de la république d’Indonésie), elle se transforme en TNI (forces armées indonésienne), le nom qu’elle s’était donné au temps de l’indépendance. Il faut également souligner qu’elle se sépare des forces de police, ce qui constitue une avancée démocratique notoire. L’armée retrouve son rôle de défense, tandis que la police garde celui du maintien de la sécurité. Enfin, les postes politiques de l’armée, hérités du Golkar (parti politique de Suharto, toujours existant et populaire aujourd’hui), sont supprimés. À travers ces réformes, on comprend la volonté indonésienne de se détacher de l’image de la dictature militaire. La réussite de ces manœuvres politiques est impressionnante. Malgré une légitimité basée sur un coup d’état, après trente ans de pouvoir, de privilèges politiques et économiques, la possibilité de voir les militaires reprendre le pouvoir était une éventualité à envisager.
Il est presque surprenant de constater que la Reformasi qui s’est mise en marche n’a pas rencontré de contestations violentes de la part des militaires. Le travail de la nouvelle génération de politiciens indonésiens demeure important. Cependant, l’héritage de la dictature demeure limité, et la transition démocratique qui s’opère depuis les années 2000 semble évoluer sur un terreau fertile. Le président Jokkowi, arrivé à la tête du pays en 2014, qui s’affiche comme progressiste, semble en bonne voie pour maintenir et développer les acquis politiques et économiques.
Le président Joko Widodo en 2014
sources:
Heiduk, Felix. 2014. « Reformasi reloaded? Implication of Indonesia’s 2014 elections » SWP comment N38. 1-4
Hellendorf, bruno. 2014. « Enjeux d’une présidence Jokowi: Réformes en relations civili-militaires en Indonésie ». Groupe de Recherche et d’information sur la paix et la sécurité. 1-16
Montessoro, Francesco.2014. « Reform and modernization of the indonesian force ». International society for peace and improvement. 1-8.
Nehru, Vikram. 2014. « Indonesian economic policies in a Jokowi administration, a preview ». Boar View. 1-4
Patriat, Lucas. 2007. « La décentralisation indonésienne. Une expérience de démocratisation radicale et chaotique » Les notes de l’Israec N1. 1-31
Romain, Bertrand.2001. « La “démocratie à l’Indonésienne ”: bilan critique d’une transition qui n ’en finit pas de commencer », Revue internationale de politique comparée N8. 435-459.