Le terrorisme en Thaïlande

par Élizabeth Juneau-Courcy

Le 5 janvier 2004, le Premier Ministre thaïlandais Thaksin déclare la loi martiale dans trois provinces du Sud du pays : Pattani, Narathiwat et Yala (qui constituaient anciennement le Sultanat de Pattani). Cette loi martiale est à ce jour toujours en place. Elle a été mise en place en réaction au conflit qui prenait place dans ces trois provinces.

Le terrorisme en Thaïlande prend une forme bien différente de celui des Philippines et de l’Indonésie. En effet, il est plutôt un conflit ethnique que religieux (bien que la religion semble prendre un rôle plus en plus important). De plus, il s’agit davantage d’un mouvement de résistance utilisant des actes terroristes et non de quelques groupes responsables de la plupart des attaques terroristes (tels Abou Sayyaf et Jemaah Islamiyah).

Il existe évidemment plusieurs groupes connus, dont le Patani United Liberation Organization (PULO), le Nouveau PULO, le National Revolutionary Front-Coordinate (BRN-C), ainsi qu’une association de tutelle qui se veut un Front Uni pour l’indépendance de Pattani, le Bersatu (1). Toutefois, il est difficile de connaître leur influence exacte. En effet, les actes terroristes sont peu voire non revendiqués (2). Il s’agit donc d’un conflit décentralisé et peu organisé; il est comparé par certains à une « soupe alphabet » de groupes impliqués dans le conflit (3).

Le conflit a donc une teneur ethnique importante. Après l’incorporation officielle du Sultanat de Pattani (indépendant pendant plus de 500 ans) au Royaume de Thaïlande, une grande campagne pour éliminer l’identité malaise de la minorité ethnique et pour forcer leur assimilation à la culture thaï unie a été lancée (4). La culture du centre du pays a été instituée comme culture nationale afin de créer une identité sociale et politique thaïe unie, en éliminant les autres : celles du Nord, du Nord-est et du Sud du pays (5).

Pourquoi le conflit est-il aussi violent, causant la mort de 3071 personnes de janvier 2004 à juillet 2008 (6)? Il faut prendre en compte quelques éléments de la culture thaïlandaise pour bien le comprendre. Tout d’abord, il y a une forme de militarisme intériorisé : la société thaïe ne privilégie pas le dialogue, le débat ou la critique. Il s’agit d’obéir à ce qui est dit et lorsque la patience est épuisée, la seule façon d’y faire face est par la violence verbale et même physique (7). Il est donc considéré normal d’utiliser la violence pour régler un désaccord. Le conflit n’est pas encouragé, mais il découle naturellement de cette culture (c’est d’ailleurs cet élément qui pourrait en partie expliquer le nombre de coups d’État militaires dans le pays). Le terrorisme thaïlandais peut, entre autres, s’expliquer par cette facilité de passer par la violence.

Un autre élément est la « Thaïtude » (« Thainess »), c’est-à-dire les éléments qui définissent ce qu’est être thaï, selon les mots de Rojanaphruk : il faut être bouddhiste et parler thaï. Ceci met directement en opposition les malais musulmans du Sud avec les autres Thaïlandais. En effet, près de 30 000 d’entre eux ne parlent pas thaï, sans compter que la religion dominante dans le Sud est l’Islam (8). Les malais musulmans font donc face à la privation de leur identité, tant par des politiques lancées par le gouvernement que par la perception populaire de la culture thaï.

L’aspect ethnique est donc au centre de ce conflit, mettant en opposition malais du sud et thaï du reste du pays. Ce qui ne veut pas dire que l’aspect religieux n’est pas important; il ne faut pas oublier que la population des provinces du Sud est à 80% musulmane, alors que la majorité religieuse de la Thaïlande est bouddhiste (9).

De plus, un manuel intitulé Berjihad di Pattani a été retrouvé sur le corps de plusieurs insurgés tués lors d’opérations militaires. Celui-ci utilise une terminologie islamique pour parler de la libération et de l’indépendance des provinces du Sud. Le manuel encourage aussi à attaquer les musulmans « hypocrites » (qui collaborent avec les autorités ou les bouddhistes) et les forces de sécurité. Il semble donc y avoir une montée de l’importance de la religion dans les actes terroristes en Thaïlande, mais il faut faire attention. Contrairement à des groupes comme Jemaah Islamiyah, les intérêts sont locaux et ne répondent donc pas aux injustices perçues contre les musulmans dans le reste du monde (10). Il ne s’agit pas non plus de créer un califat musulman transnational, mais de régler les problèmes que la population locale vit quotidiennement par rapport aux politiques du gouvernement et la définition de leur identité, en opposition avec l’identité thaïe.

Évidemment, ces deux éléments ne suffisent pas à expliquer l’ampleur de la violence. Les militaires eux-mêmes (et les actions du gouvernement en réaction à la violence) exacerbent les tensions présentes. Un événement en particulier reste très marquant aux yeux de la population : la manifestation de Tak Bai, où des gens se sont rassemblés pour protester contre l’emprisonnement de six villageois. 1300 hommes ont été arrêtés et littéralement empilés dans des camions, et 78 sont morts dans un trajet de 90 minutes qui a pris 5 heures pour des raisons inexpliquées (11).

Les militaires violent les droits humains (en toute impunité puisqu’ils ne peuvent être poursuivis en justice) de toute la population dans leur lutte contre l’insurrection dans les provinces du Sud, alimentant la peur et la colère, et indirectement la cause des insurgés (12).

Enfin, plusieurs actes terroristes sont commis dans le contexte insurrectionnel : incendies criminels, attentats à la bombe, raids pour saisir des armements, décapitation, mais aucun attentat suicide. Les cibles sont souvent liées au gouvernement (local spécifiquement), aux forces de sécurité ou au bouddhisme (13). Le conflit est donc principalement ethnique, en réaction au danger perçu pour l’identité des malais musulmans, mais son ampleur s’explique par les mauvaises décisions du gouvernement de Thaksin (ainsi que les violations aux droits humains que subissent les musulmans du Sud).

 

(1) Lawrence E. Cline, p. 277-278
(2) May Tan-Mullins, p. 923
(3) Benjamin Pauker, p. 77
(4) Aurel Croissant, p. 2
(5) May Tan-Mullins, p. 924
(6) Ibid., p. 928
(7) Pravit Rojanaphruk, p. 290
(8) Ibid., p. 293
(9) Lawrence E. Cline, p. 277
(10) Ibid., p. 280
(11) Benjamin Pauker, p. 82
(12) Aurel Croissant, p. 11
(13) Ibid., p. 4

 

Cline, Lawrence E. 2007. « Thailand and the Insurgency in the South ». Small Wars & Insurgencies 18 (no 2) : 275-287. En ligne. http://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/09592310701400879 (page consultée le 12 mai 2016).

Croissant, Aurel. 2007. « Muslim Insurgency, Political Violence, and Democracy in Thailand ». Terrorism and Political Violence 19 (no 1) : 1-18. En ligne. http://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/09546550601054485 (page consultée le 12 mai 2016).

Pauker, Benjamin. 2005/2006. « Thailand: A Fire This Time ». World Policy Journal 22 (no 4) : 77-86. En ligne. https://www.jstor.org/stable/pdf/40209998.pdf?_=1466043919285 (page consultée le 12 mai 2016).

Rojanaphruk, Pravit. 2005. « Thailand: Hidden Dimensions of « Thainess »: Violence and Militarism in the Culture of Politics ». Asian Exchange 20 (no 2) : 287-299.

Tan-Mullins, May. 2009. « Armed Conflict and Resolutions in Southern Thailand ». Annals of the Association of American Geographers 99 (no 5) : 922-931. En ligne. http://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/00045600903260689 (page consultée le 12 mai 2016).

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