Par Lisandra Moor
Parmi les pays de l’Asie du Sud-Est, la Thaïlande est le seul pays où la langue se développe sans influence étrangère, tout comme les autres langues asiatiques. Mais la langue thaïe est l’une des rares langues indigènes à atteindre une si grande autonomie; on peut même avancer qu’elle est la plus étrangère et la plus distincte des langues européennes de la région, et ceci à tous les niveaux (syntaxe, grammaire, etc).
Benjamin Lee Whorf, un linguiste américain de la première moitié du XXe siècle, introduit le concept de « Standard Average European » (ou SAE), qui regroupe les langues européennes avec des similitudes grammaticales. Ces similitudes seraient originaires des langues romane et germanique, et se seraient propagées dans les autres langues. Dans son article sur la langue thaïe, Makoto Minegishi rapporte les trois caractéristiques importantes des langues SAE :
- Langues à la structure grammaticale fixe (strict-agreement languages) ;
- Langues aux sujets proéminents ;
- Obligation d’au moins un verbe conjugué.
D’abord, qu’est-ce qu’une langue avec une structure grammaticale fixe ? Il s’agit tout simplement d’une langue dans laquelle le sujet ne peut pas être omis ; le Français, l’Anglais et les langues scandinaves en sont des exemples classiques. Généralement, ces langues suivent la structure sujet-verbe-complément. Ensuite, les langues SAE sont considérées comme des langues aux sujets proéminents, c’est-à-dire que le sujet et le verbe ont des places spéciales dans la phrase : le sujet constitue le pivot grammatical et permet de classer la phrase parmi d’autre dans le discours. Enfin, il y a le verbe conjugué. C’est à travers la conjugaison des verbes que l’on marque le temps où a lieu ou eut lieu l’action. En combinaison avec le sujet obligatoire, il permet de placer le propos de la phrase principale dans le temps.
Comment la langue thaïe se situe par rapport aux langues SAE ? Et bien, elle n’en est tout simplement pas une. Il s’agit en fait d’une langue que l’on caractérise de « isolating », littéralement « isolante » en français. En comparaison avec les langues SAE, une langue isolante est une langue dans laquelle il n’existe aucune conjugaison verbale, aucun indicateur de nombre, genre ou temps :
« A typical description of an isolating language used the term ‘instead of’. For example, in Thai, ‘instead of’ applying the tense marker to a verb, adverb or nouns denoting time are placed in the sentence-initial position’[1]. »
En Français, il existe plusieurs manières d’indiquer le pluriel ; le mot « journal » devient « journaux » par exemple. Dans la langue thaïe, on emploierait le mot « journal » pour désigner à la fois le singulier et le pluriel. En plus de n’avoir aucune indication de nombre, le sujet en thaïlandais peut être omis. À ceux qui étudient ou parlent les langues européennes, il peut être difficile d’imaginer qu’une phrase peut être compréhensible sans sujet. Contrairement aux langues SAE, plutôt que d’être des langues aux sujets proéminents, les langues isolantes sont référées comme des langues aux thèmes proéminents :
cháaŋ ŋuaŋ yaaw
éléphant défense long
Les défenses de l’éléphant sont longues.
L’exemple ci-haut démontre la structure grammaticale simple de la langue thaïe, et comment le contexte et le sens logique entre en ligne de compte dans le langage. Le premier nom, « éléphant », désigne le thème du ou des propos à suivre. Le second nom, « défenses », est le sujet de la phrase. Le troisième mot est en fait un verbe (être long). Comme il n’y a aucune indication de ce qui est le thème, le sujet ou le verbe, la compréhension de cette phrase ne peut être saisie qu’avec un sens logique. Ces quelques éléments, aucune indication de nombre et aucune indication de sujet, sont en fait des caractéristiques communes aux langues de l’Asie de l’Est, comme le japonais ou le coréen. Ils sont aussi à la base d’un courant de pensée plus large: si l’on regarde les points de vue adoptés naturellement par les langues asiatiques, on remarque que dans la grande majorité des cas, c’est le point de vue de l’objet qui est choisi, et non celui du sujet. C’est intéressant, parce que l’individualité n’est que très rarement une valeur importante parmi les communautés asiatiques; elle est omise, comme le sujet dans une phrase.
Dans la région de l’Asie du Sud-Est, la Thaïlande est le seul pays qui ne fut jamais colonisé par les puissances européennes. Elle y échappe notamment par sa diplomatie et en joue le tampon entre les Anglais situés au Cambodge et les Français en Indochine. Il n’y a donc aucune transformation de la langue qui fut imposée par une puissance étrangère, faisant de la langue thaïe la seule langue dans la région à s’être développée d’elle-même. Quoi que certaines autres langues de l’Asie du Sud-Est reprennent certaines fonctions grammaticales, elles ont toutes été influencées par les langues des colonisateurs (le tagalog, le vietnamien, etc.).
[1] Makoto Minegishi, « Description of Thai as an isolation language », Social Science Information, Mar 2011, Vol.50(1), p.67
Bibliographie
Ouvrages généraux:
Birgit Brock Utne, « Language policy and science : Could some African countries learn from some Asian countries? », International Review of Education (2012). 58 (4), p. 481-503. [En ligne] http://www.jstor.org/stable/23255245
Antonio L. Rappa, Lionel Wee, 2006, Language policy and modernity in southeast Asia: Malaysia, the Philippines, Singapour, and Thailand, New York, Springer
Bernard Spolsky (éditeur), 2012, The Cambridge Handbook of Language Policy, Cambridge, Cambridge University Press
Brian Weinstein (éditeur), 1990, Language Policy and Political Development, Norwood, Ablex Publishing Corporation
Ouvrages spécifique à la Thaïlande:
Phya Anuman Rajadhon, The nature and development of the Thai language, 1972, Bangkok, Fine Arts Department
Maurice Coyaud, Les langues dans le monde chinois, 1987, Paris, P.A.F.
Makoto Minegishi, « Description of Thai as an isolation language », Social Science Information, Mar 2011, Vol.50(1), p.62