Le processus d’indépendance du Cambodge est considéré comme l’un des plus calmes et pacifiques, non seulement pour la région d’Asie du Sud-Est, mais également dans le monde. Cet article visera à étudier le rôle central joué par le prince Norodom Sihanouk dans le bon déroulement de ce processus vis-à-vis de la puissance coloniale française.
Le 11 juin 1864, le roi Norodom I ratifie un traité de protectorat avec la France. Avant cette arrivée, les conflits fratricides entre héritiers du trône et les invasions étrangères provenant du Siam, des royaumes Chams et du Dai Viêt déchiraient le pays. Par conséquent, l’arrivée des Français a été bien accueillie d’autant que c’est le père de Norodom I (Ang Doung 1845-1860) qui l’a lui-même sollicité. En effet, par ce traité le Cambodge a fait le choix de troquer sa souveraineté extérieure, pour s’assurer en contrepartie l’assistance de la France pour le maintien de l’ordre interne et face aux agressions externes.
Au fur et à mesure, cette protection initiale se transforme en véritable colonisation. La France impose dans un premier temps la convention « Thomson » (nom du gouverneur de Cochinchine) au Roi Norodom qui vise à s’octroyer une totale liberté d’action réformatrice sur le pays. Puis, elle intègre le Cambodge le 17 octobre 1887 dans l’Union indochinoise, ce qui scelle officiellement la perte de son indépendance. (1)
Le 23 avril 1941, le Prince Norodom Sihanouk alors à peine âgé de 18 ans est désigné par le Conseil de la Couronne pour succéder à son grand-père, le Roi Sisowath Monivong. Redoutant de perdre sa colonie au détriment des Japonais, les Français voyaient en lui un pantin qui serait facilement manipulable et remplaçable au besoin. Néanmoins, ce dernier s’est révélé être un fin politique alliant démagogie et autoritarisme pour se maintenir au pouvoir pendant les 70 ans qui suivirent sous différentes formes : roi (2 fois), chef de l’État (2 fois), président, Premier ministre (9 fois), chef de gouvernement en exil. Le réalisateur Gilles Cayatte vantera d’ailleurs sa capacité à rebondir et lui attribua dans l’un de ses films pas moins de « 9 vies ». (2)
Au début de son règne, il se comporte en partenaire loyal des administrateurs coloniaux en collaborant avec le Japon tout en s’efforçant de contenir le mouvement indépendantiste cambodgien. Son rôle était pour l’essentiel figuratif. Toutefois, à la première occasion, lorsque le Japon tente de chasser les Français du Cambodge en 1945, Sihanouk en profite et proclame aussitôt l’indépendance. Au retour des Français, il se range de leur côté, ce qui peut paraître surprenant. Cet accueil chaleureux s’explique principalement par le fait qu’un autre Cambodgien, San Ngoc Thanh, s’est entre-temps autoproclamé chef du gouvernement d’un Cambodge indépendant. (3) Ce choix relève donc en réalité plus d’un fin calcul politique, que d’une profonde francophilie. En effet, ce rival sera emprisonné en métropole et le jeune Roi put encore accroître son autorité.
Rapidement, il va tirer parti des faiblesses françaises liées à l’après-Seconde Guerre mondiale et aux victoires communistes au Vietnam pour tenter de négocier avec eux l’indépendance. Néanmoins, il se heurte à un refus catégorique de négocier de ces derniers. En guise de réponse, pendant l’un de ses voyages aux États-Unis, il prend l’initiative d’accorder une interview au New York Times le 19 avril 1953. (4) Il y affirme que si l’indépendance est reportée, les Cambodgiens pourraient « se révolter contre le régime actuel et rejoindre le Viêt Minh ». L’interview eut l’effet escompté puisque peu après les Français acceptent de rouvrir les pourparlers sur l’indépendance. Le grand succès du Roi Sihanouk aura donc été d’avoir réussi à conditionner le statut de son pays à la situation militaire française au Vietnam pour en faire un levier de pression.
Une autre contribution importante du Roi Norodom à l’indépendance de son pays réside dans son riche parcours international et sa compréhension de l’importance du domaine de la diplomatie. Il fut l’une des personnalités asiatiques de l’époque à se rendre le plus en Occident pour défendre sa cause. Si bien qu’après le traité de 1949 accordant une indépendance de jure au Cambodge associée dans l’Union française, 35 nations reconnaissent le nouvel État. Le Cambodge rejoint également des organismes internationaux tels que : la Croix-Rouge, le GATT, la FAO, l’UNESCO. Norodom Sihanouk utilisera cet outil avec succès pour faire pression sur la France à l’international. (5)
Finalement, en 1953, Sihanouk lance un appel à l’unité autour de sa personne pour obtenir l’indépendance. Grâce à son charisme et son pouvoir de référence, plus de 400 000 s’enrôlent dans le « Mouvement des forces vives ». Cette démonstration de force acheva de convaincre les Français de finalement accepter l’indépendance le 9 novembre 1953, soit un an avant le reste de l’Indochine. (6)
Pour conclure, le processus de décolonisation du Cambodge a abouti sans guerre et dans le calme. La réussite de ce processus porte pour beaucoup l’empreinte de la personne de Norodom Sihanouk. Il s’est révélé être un fin stratège, du haut de ses 24 ans lors de l’indépendance, et un véritable forcené quant à la souveraineté de son pays. Il a réussi avec brio à jouer la carte de la menace communiste du Viet Minh, à user de la répression envers ses rivaux sans déclencher de guerre et à s’attirer les sympathies de nombreux États par le biais de la diplomatie. Cela dans l’idée de presser la France tout en veillant à éviter un conflit armé avec elle.
(1) Ferdinand, Gary. 1890. La condition juridique des Français à l’étranger. Paris : Chevalier-Marescq.
(2) Les 9 vies de Norodom Sihanouk. Dir. Gilles Cayatte. 2008. Film documentaire.
(3) Pomonti, Jean-Claude. 2012. « Norodom Sihanouk : mort de l’ex-roi du Cambodge ». Le Monde (Paris), 15 octobre.
(4) Rust, William. 2016. Eiseinhower & Cambodia : Diplomacy, covert action and the origins of the second indochina war. Kentucky : University Press of Kentucky.
(5) Tong, André. 1972. Sihanouk la fin des illusions. Paris : Editions de la Table Ronde.
(6) Meunier, Dauphin. 1968. Histoire du Cambodge. France : Presse universitaire de France.