Thaïlande : les difficultés du projet nationaliste ethnique

Par Antoine Congost

La Thaïlande compte 39 groupes ethniques, soit un groupe majoritaire, les thaï, et 38 minorités, parmi lesquelles on trouve les Chinois ou les Thaïlandais d’origine chinoise, les Malais, et un ensemble d’ethnies en général confinées aux milieux montagneux. Dire que l’État thaïlandais fait peu de cas de ces minorités est inexact : en fait, à travers le nationalisme, l’État tente d’assimiler les différentes ethnies à un modèle d’État-nation imposé. Ce qu’il faut par contre préciser, c’est que le nationalisme ethnique thaïlandais ne semble pas être très inclusif : dans ce projet, les minorités sont généralement des obstacles qu’il faut nécessairement assimiler sans concession. Pourtant, une exception, la minorité chinoise, vient nuancer ce complexe tableau.

Il faut d’abord bien comprendre que le nationalisme thaïlandais est ethnique1. Cela est crucial pour aborder le sort des minorités, puisque toute la légitimité de l’État est fondée sur une unité culturelle et politique. Trois piliers pour cette idéologie : la monarchie, la religion bouddhiste, et la nation, c’est-à-dire la primauté de la culture thaï sur les cultures minoritaires. Ce grand projet est assorti de plusieurs politiques d’assimilation agressives : le bouddhisme présent dans l’éducation, la langue thaïe comme langue officielle exclusive, l’exclusion des spécificités culturelles dans la constitution, ou bien encore les test d’allégeance à la nation demandés aux minorités en font partie. En bref, l’État thaïlandais veut non seulement constituer un État-nation, mais en imposant la culture thaïe. L’exemple le plus probant est celui du nom « Thaïlande » donné au pays à partir de 1939, remplaçant le terme plus neutre de « Siam ».

Un bon exemple de difficulté rencontrée par ce projet est, d’une part, la situation de la minorité malaise musulmane, en pleine résistance culturelle. Les minorités malaises subissent « une politique d’assimilation à outrance » et ce dès 19382, via par exemple l’apprentissage forcé de la langue thaï ou la standardisation des pratiques vestimentaires, ce qui au final menace leur identité culturelle et religieuse. L’approche pour le moins maladroite de l’État thaï est sanctionnée par une forte instabilité dans la région. Cette exclusion se traduit par le développement non seulement de révoltes chroniques depuis 1945, souvent réprimées dans le sang, mais aussi de mouvements terroristes dans les provinces majoritairement musulmanes au sud du pays. L’organisation islamiste Pejuang Kemerdekaan Pattani combat notamment le bouddhisme thaï par des attentats, et des mouvements comme le Pattani United Liberation Organization réclament l’indépendance des provinces musulmanes. Les réponses politiques de l’État accentuent cette dissidence politique puisqu’elles sont répressives et ne cherchent pas la cooptation. Néanmoins, des signes positifs, bien que timides, ont été envoyés à la communauté musulmane ces dernières années, comme par exemple le fait que le bouddhisme ne figure plus comme religion d’État dans la constitution de 2007.

D’autre part, le cas des tribus montagnardes est également probant. Ces peuples sont l’objet d’une intégration discriminatoire et sélective. Leur précarité est d’abord sociale : ils sont eux aussi soumis à des politiques assimilatrices féroces depuis les années 1960, sont bien souvent mis injustement sur le banc des accusés en ce qui concerne les problèmes de drogues ou de déforestation, et sont parfois exploités à des fins touristiques. De façon peu étonnante, la précarité de ces tribus est aussi politique : ils sont considérés officiellement comme des individus dont l’identité n’est pas complètement thaïe, et ils doivent prouver l’ancienneté de leur établissement sur les terres ainsi que leur conformité aux normes culturelles de l’État pour se voir accorder la naturalisation thaïlandaise. Ce sont les tests d’allégeance que nous évoquions plus haut. Leurs droits politiques sont ainsi bien limités, et leur rôle dans l’État est quasi nul.

Chinatown-Bangkok-Thailand                                                         Le quartier chinois de Bangkok

Pourtant, le cas de la communauté chinoise fait figure d’exception et d’espoir pour l’intégration politique des minorités. Si elle a longtemps été l’objet d’une vive discrimination, certains auteurs parlant même des « juifs d’extrême orient », cette communauté est désormais au centre d’une forte inclusion de la part de l’État. Pourquoi ? Il faut dire que la communauté chinoise tient les rênes de l’économie, puisqu’elle détient environ 80% des capitaux du pays3. Elle se trouve donc politiquement en situation de force. Le chinois est devenu la langue des élites, et les membres de la minorité sont bien souvent présents dans les hautes instances militaires et administratives du pays4. On peut même dire que cette minorité chinoise influente et acceptée par la population thaïe participe à améliorer les relations sino-thaïlandaises. Ce dernier exemple chinois montre une fois de plus que l’approche de la Thaïlande est fonctionnelle et sélective5, puisqu’elle semble mieux accepter les minorités « utiles » et enclines à l’assimilation. On comprend mieux ainsi cette différence de traitement entre les différentes minorités du pays.

Finalement, la Thaïlande est une monarchie constitutionnelle et donc un État de droit. Il semble parfois paradoxal de voir de telles inégalités de traitement des minorités, et tout cela représente un défi crucial lancé au gouvernement thaïlandais. Ce dernier est en effet poussé à réexaminer son projet nationaliste pour paradoxalement y injecter une plus grande dose de l’idée de « national », d’inclusion réelle et efficace des minorités culturelles à un État-nation non pas seulement thaï, mais bien thaïlandais. Une perspective qui se trouve être assez réaliste, comme l’atteste l’important rôle politique des sino-thaïlandais.

Références

1 Kratoska, Paul. 1999. « Nationalism and Modernist Reform », in The Cambridge History of Southeast Asia, Vol.3, Cambridge University Press, 1999 : pp. 245-314.

2 Fistié, Pierre. 1967. « Minorités ethniques, opposition et subversion en Thaïlande ». in Politique étrangère N°3 – 1967 – pp. 295-323.

3 Leveau, Arnaud. 2003. Le destin des fils du dragon. L’influence de la communauté chinoise au Vietnam et en Thaïlande. Paris : L’Harmattan.

4 Bun, Chan Kwok & Tong Chee Kiong. 1993. «Rethinking Assimilation and Ethnicity: The Chinese in Thailand». International Migration Review 27 – 140-68.

5 Vaddhanaphuti, Chayan. 2005. « The Thaï State and Ethnic Minorities : From Assimilition to Selective Integration », dans Ethnic Conflicts in Southeast Asia. Institute of Southeast Asian Studies, Singapore, p.151-166.

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