Par Bruno-Pierre St-Jacques
« Je crois que l’enjeu critique est de maintenir le leadership de l’Indonésie au sein de l’ASEAN. L’environnement naturel n’est pas en Asie du Sud ou en Asie du Nord mais bien dans l’ASEAN. C’est un environnement géopolitique dans lequel le leadership de l’Indonésie est accepté et attendu [1]. »
Cette déclaration, prononcée le mois dernier par Rizal Sukma, le directeur du Centre des Études Internationales et Stratégiques de Jakarta (CSIS) – un think thank conseillant le gouvernement indonésien sur de nombreux enjeux – représente une idée partagée par les acteurs de la région depuis plus de cinquante ans. En effet, l’Indonésie s’est assuré une position de leadership dans l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) dès sa formation en 1967, notamment grâce à son approche axée sur la négociation et le consensus ainsi que ses nombreuses contributions sur les plans politique et sécuritaire [2]. Toutefois, plusieurs remettent aujourd’hui ce leadership en question, affirmant que le rôle de l’Indonésie s’est affaibli et est désormais incomplet et incapable de répondre aux enjeux actuels de la région comprenant – entre autres – la montée en puissance de la Chine, l’important écart de développement entre les pays membres ainsi que les problèmes environnementaux (catastrophes naturelles, pollution). Quelle est la capacité réelle de l’Indonésie à mener l’ASEAN ? L’archipel peut-il renouer avec l’histoire et assurer un leadership permettant à l’association d’effectuer une intégration efficace ?
Bien que la chute de Suharto et la crise financière de 1997-98 ont mené à des troubles internes qui ont sévèrement réduit le rôle et l’influence de l’Indonésie dans les affaires régionales, le pays est aujourd’hui caractérisé par un retour à la stabilité politique et par une importante croissance économique menant plusieurs à affirmer que l’Indonésie est prête à réaffirmer son leadership au sein de l’ASEAN [3]. Il reste à savoir si l’archipel utilisera son poids grandissant sur la scène internationale afin de diriger l’Association d’une manière plus robuste pouvant assurer la protection des intérêts vitaux de la région et de la souveraineté nationale de ses membres. Voici plusieurs éléments sur lesquels devra assurément se pencher le nouveau président Jokowi.
Bien que tout type d’intégration régionale comporte son lot de difficultés, l’hétérogénéité du contexte propre à l’Asie du Sud-Est semble représenter un défi d’une ampleur considérable. En effet, la région comprend des nations où les systèmes politiques varient de différents niveaux d’autoritarisme (Brunei, Cambodge, Vietnam, Laos) à des formes de démocraties consolidées (Philippines, Indonésie), avec des régimes semi-démocratiques entre les deux extrêmes (Myanmar, Singapour, Malaisie). Cependant, l’économie, qui forme l’un des pôles de tout effort d’intégration régionale, semble aujourd’hui constituer l’un des dénominateurs communs reliant ces nations entres-elles. En effet, selon l’OCDE, les économies de chaque pays membre assureront une croissance de plus de cinq pour cent pendant les cinq années à venir. Afin de coordonner cette importance croissance économique, l’Association prévoit la création de la Communauté Économique de l’ASEAN (AEC) d’ici 2015, qui assurera une libre circulation des biens, services, investissements et des capitaux [4]. L’Indonésie, dont l’imbrication dans l’économie mondiale s’est grandement accentuée dans les dernières années – visible par son rôle croissant dans le G20, dans le Forum de Coopération Économique pour l’Asie-Pacifique ainsi que dans l’Organisation Mondiale du Commerce – aura un important rôle à jouer dans cet effort. En effet, avec une population de plus de 240 millions d’habitants et un PIB dépassant 860 milliards de dollars américains, l’Indonésie constitue le moteur économique de la région pouvant déterminer le succès de l’intégration économique de l’Asie du Sud-Est[5].
L’intégration économique de l’Asie du Sud-Est ne peut être réalisée que dans une situation géopolitique stable et sécuritaire. Afin de déterminer si l’Indonésie a joué – et joue encore aujourd’hui – un rôle sur le plan de la sécurité, il est important d’analyser ses contributions à cet égard. Tout d’abord, il faut comprendre que l’Indonésie a fortement œuvré afin de définir l’ASEAN, particulièrement au niveau des principes du respect des souverainetés nationales, de la non-interférence dans les affaires intérieures, et d’égalité entre les membres [6]. Ces principes visaient ainsi à empêcher l’un des membres d’acquérir une influence prédominante sur l’organisation ou de poursuivre ses propres intérêts contre ceux des autres. Malgré cette vision de l’organisation, l’Indonésie a rapidement été reconnue comme un leader naturel de l’ASEAN grâce à ses dimensions géographiques, son importante population, sa position stratégique ainsi que l’abondance de ses ressources naturelles [7]. Les autres membres de l’Association ont ainsi été disposés d’accepter cette position de l’Indonésie dans le regroupement régional en échange d’une politique étrangère non menaçante et non contraignante. En suivant ces paramètres, le pays a œuvré afin d’établir un environnement de sécurité stable et autonome à travers des efforts diplomatiques soutenus, particulièrement pendant le conflit au Cambodge et pendant les disputes en mer de Chine méridionale. Jakarta a donc réussi à accomplir ses aspirations à la direction de l’Association à travers la négociation, la consultation et la persuasion, sans avoir à utiliser la force ou la coercition. Le « soft power » pratiqué par l’Indonésie sera-t-il suffisant afin de faire face aux défis actuels? L’Indonésie sera-t-elle en mesure de transformer l’ASEAN en une véritable communauté de sécurité?
Références
1. Kennial, Caroline Laia. 2014 ↩
2. Emmers, Ralf. 2014. 547 ↩
3. Nehru, Vikram. 2014 ↩
4. Timms, Aaron. 2013. 169 ↩
5. Pattharapong, Rattanasevee. 2014. 122 ↩
6. Pattharapong, Rattanasevee. 2014. 113 ↩
7. Emmers, Ralf. 2014. 543 ↩
Bibliographie
Emmers, Ralf. 2014. « Indonesia’s role in ASEAN: A case of incomplete and sectorial leadership ». The Pacific Review 27:4, 543-562.
Kennial, Caroline Laia. 2014. « Experts Agree on the Importance of Asean in Jokowi’s Developing Foreign Policy ». The Jakarta Globe. 30 octobre 2014. En ligne.
http://thejakartaglobe.beritasatu.com/news/experts-agree-importance-asean-jokowis-developing-foreign-policy/ (page consultée le 19 novembre 2014)
Nelson, Brad. 2013. « Can Indonesia lead ASEAN ? ». The Diplomat. 5 décembre 2013. En ligne.
http://thediplomat.com/2013/12/can-indonesia-lead-asean/?allpages=yes
(page consultée le 19 novembre 2014)
Nehru, Vikram. 2014. « Indonesia must rise to strengthen ASEAN ». Carnegie Endowment for International Peace. 5 mars 2014. En ligne.
http://carnegieendowment.org/2014/03/05/indonesia-must-rise-to-strengthen-asean
(page consultée le 20 novembre 2014.
Pattharapong, Rattanasevee. 2014. « Leadership in ASEAN: The Role of Indonesia Reconsidered ». Asian Journal of Political Science 22:2, 113-127.
Timms, Aaron. 2013. « ASEAN Economies Aim to Avoid the Mistakes of European Integration ». Institutional Investor 47:5. 169.