Par Nicolas Chantigny
Deux recettes philippines dont la conception reste inchangée depuis l’époque préhispanique, le suman et le tuba, sont issues des racines indigènes de cette cuisine nationale. Le premier, un gâteau cuit à la vapeur, et le deuxième, un grog à la noix de coco, représentent des cas qui incarnent la ténacité des coutumes culinaires indigènes sur la diète quotidienne des Philippins [1]. En comparaison avec la plupart des autres pays colonisés par l’Espagne, sa résistance a su se perpétuer au-delà des siècles. De plus, l’universalité de cette cuisine autochtone est réellement présente à travers l’archipel, où des desserts traditionnels à base de riz sont mangés par des membres de l’ensemble des classes sociales d’une île à l’autre. L’utilisation des produits locaux, tels que des fruits surs et des vinaigres, ainsi que les méthodes de préparation sont issues de ce bagage autochtone [2]. En quoi la gastronomie philippine, une fois confrontée à la mondialisation et à la colonisation, a-t-elle su se transformer pour s’enrichir d’un héritage interculturel? C’est ce que nous tenterons de déterminer à travers ce billet en s’attardant à certains moments de l’histoire de l’archipel où diverses influences relatives à la diaspora chinoise et au colonialisme occidental altérèrent la diète philippine.
Principalement pour faire des échanges de nature commerciale, des immigrants chinois débarquèrent sur le sol philippin au cours du dixième siècle. La colonisation espagnole provoqua l’expansion de la diaspora chinoise dans le but de commercer avec ces derniers, créant de la méfiance chez les Espagnols. Effectivement, la démographie grandissante de la communauté chinoise et son influence se firent sentir pendant le seizième siècle et vinrent ternir les relations sino-hispaniques, se concluant par d’horribles massacres [3]. La nature de la diaspora chinoise de vouloir accaparer l’économie créait ce racisme grandissant. Vécu autant par les Espagnols, désireux de se départir de la compétition, que par les indigènes, sensibles à la sauvegarde de leur culture, cette alliance est à l’origine de cette vague meurtrière. La popularisation de la cuisine chinoise à travers l’établissement de boulangeries, d’épiceries et de restaurants marqua les gouts des Philippins. De nombreux aliments, tels que les épices Sichuan, la sauce soya, les haricots fermentés ou même le porc et le canard furent importés de la Chine. Des instruments de cuisine comme le wok, cette poêle aujourd’hui considérée essentielle à la concoction de mets asiatiques, est aussi introduite par le fruit des échanges sino-philippins. Plus concrètement, des recettes furent adoptées par les Philippins grâce à cette alliance gastronomique, tels que les pancit, c’est-à-dire ces fameuses nouilles prisées par les Chinois. Les rouleaux impériaux, renommés lumpia en tagalog, ont d’autant plus étés convertis à la sauce philippine [4].
L’impérialisme espagnol a apportée son lot de changement à la cuisine des Philippines. « Le débarquement de Manuel Lopez de Legazpi à Cebu, en 1565, a marqué le début d’une domination espagnole qui allait durer plus de trois siècles [5] ». Désormais colonie de l’empire, les Philippines furent parcourues par les galions hispaniques et s’ajoutèrent au carrefour commercial du pays de la corrida. Transportant des denrées de l’Espagne, comme du chorizo et du jambon, ainsi que des produits du Mexique, tels que des fruits, des légumes et des plantes-racines, les Philippins découvrirent une panoplie de nouveautés alimentaires [6]. Outre cette accessibilité aux aliments hispaniques et mexicains, les Philippins gagnèrent en adhérant à l’empire espagnol une ouverture à un vaste éventail culinaire de recettes et de denrées, qui constituait un melting pot méditerranéen, c’est-à-dire une fusion de la nourriture indigène européenne avec les influences moyen-orientales des Arabes et des Juifs sépharades [7]. De la sorte, les Philippins adoptèrent l’huile d’olive, la tomate, l’aubergine, le paprika, le safran ainsi que plusieurs autres produits de consommation. À la base, ces aliments étaient réservés principalement à l’élite occidentale établie à Manille, mais éventuellement les populations locales s’y intéressèrent. Encore aujourd’hui, ce sont des produits dispendieux et les recettes à saveurs hispaniques comme le morcon, un rouleau fourré à la viande ou le afritada, un plat farci mijoté dans de la sauce tomate, pour ne citer qu’elles, sont servies lors d’occasions spéciales [8].
La révolution nationaliste suivie du renversement du pouvoir espagnol par l’occupation américaine est une période charnière pour la naissance de la démocratie aux Philippines [9]. Au-delà de la politique, de grandes transformations alimentaires imprégnèrent l’archipel devenu colonie américaine pendant la première moitié du vingtième siècle. Sur le plan gouvernemental, des politiques d’éducation culinaire à l’américaine furent introduites à l’apprentissage des filles au sein du système public d’enseignement. Ainsi, selon un livre de cuisine datant de 1912, elles dévirent préparer un amalgame de recettes typiquement américaines, passant des beignes aux muffins ou de la crème glacée au poulet frit [10]. Les Philippins convertirent certaines de ces recettes pour y combiner des ingrédients locaux, et ainsi naissaient des plats comme les beignets de banane, le ragout d’agneau philippin ou les desserts de guyabano [11]. La popularité pour le fastfood à l’américaine et l’utilisation de cannes de conserve n’a que décuplée depuis les années 50 et il est de convention de voir des burgers, des frites, des milkshakes ou des saucisses viennoises prendre une part de plus en plus importante sur le marché de la restauration philippine [12].
Pour conclure, la diète philippine est imprégnée d’influences diverses. Les traditions indigènes ont su perdurer conjointement à l’incorporation du savoir-faire chinois en la matière et des changements apportés par les deux empires occidentaux. Maintenant, le défi est souvent discerner l’origine d’un tel ou tel plat, comme c’est le cas du escabeche [13], tellement les influences nationales sont larges et viennent parfois se confondre…
[1] Amy Besa et Romy Dorotan, p.12
[2] Idem.
[3] Luis H. Francia, p. 61
[4] Amy Besa et Romy Dorotan, p.13
[5] Raymond Blanadet, p.25
[6] Amy Besa et Romy Dorotan, p.13
[7] Ibid, p.94
[8] Ibid, p.13
[9] Raymond Blanadet, p.31
[10] Amy Besa et Romy Dorotan, p.104
[11] Idem.
[12] Ibid, p.13
Bibliographie
Besa, Amy et Dorotan, Romy, Memories of Philippine Kitchen, Stories and Recipes from Far and Near, Stewart, Tabori and Chang, New York, 2006
Luis H. Francia, A History of the Philippines, The Overlook Press, New York, 2010
Raymond Blanadet, Les Philippines, Presses universitaires de Paris, Paris, 1997