Par François Robert-Durand
Le journal Le Monde a annoncé que deux touristes allemands ont récemment été libérés après avoir été tenus en otage durant plus de six mois par les membres d’Abu Sayyaf, un des groupes sécessionnistes de la province de Mindanao ( Le Monde 2014).
À majorité catholique, la population philippine contient néanmoins en son sein une importante population musulmane. Celle-ci se retrouve particulièrement dans la province de Mindanao, lieu de luttes armées, depuis des décennies, entre les forces gouvernementales et les forces insurrectionnelles islamistes (De Koninck 2005, 74). Parmi ces groupes insurrectionnels, le plus important est le Moro Islamic Liberation Front (MILF), qui a longtemps revendiqué l’indépendance de la province de Mindanao.
Bien qu’en mars 2014, un accord de paix (Esquarra et Burgonnio 2014) a été conclu entre les forces gouvernementales des Philippines et le MILF, les violences persistent. Cet accord consiste à octroyer plus d’autonomie à la région. Cependant, loin de faire l’unanimité parmi les groupes insurrectionnels, plusieurs d’entre eux se sont dissociés du MILF et ont poursuivis la lutte armée. Ces groupes dissidents sont nombreux, mais ceux parmi les plus importants sont le Moro National Liberation Front (MNLF) ainsi qu’Abu Sayyaf, celui qui a kidnappé lesdits touristes allemands.
Les Philippines sont donc aux prises avec deux nationalismes en rivalité. D’un côté, à une minorité moro (version espagnole de maure) qui vise à établir son indépendance vis-à-vis des Philippines; de l’autre, un gouvernement central qui a refusé toute forme d’autonomisation de la province de manière à ne pas menacer son intégrité territoriale.
Naissance du Nationalisme Moro
Mindanao est la région où la population musulmane est la plus concentrée au pays. S’étant installés bien avant l’arrivée des forces coloniales européennes, ils ont résisté aux tentatives d’assimilation de la part des principaux colonisateurs, i.e. les Espagnols et les Américains (De Koninck 2005, 72).
Les deux principales puissances coloniales ont tenté de les assimiler, mais à travers différents moyens.
Lors du joug espagnol, les Musulmans de Mindanao n’étaient pas considérés comme un groupe ou comme une nation. Ils étaient plutôt divisés en sultanats (Cline 2007, 77). Alors que les Espagnols tentaient de convertir au Catholicisme ces différents sultanats de Mindanao, les tentatives d’inculcation de la gouvernance démocratique de la part des Américains ont permis d’agréger les diverses factions musulmanes en un nous commun musulman qui a pris Moros comme appellation (Cline 2007, 117-118).
Ainsi, bien que les Musulmans soient présents depuis longtemps, la présence américaine a eu comme résultat de consolider l’identité Moro en une communauté imaginée. C’est cette même communauté imaginée qui dépasse les frontières du sultanat pour avoir l’Islam comme pierre d’assise.
Nationalisme Philippin
Suite à l’indépendance des Philippines en 1946, les élites de Manille ont tenté de créer un nouveau nationalisme philippin.
Or, ce nationalisme issu du gouvernement central avait deux principales caractéristiques qui rendaient problématique la création d’un nous unifié: les frontières nationales délimitées non pas par l’ethnie/religion, mais par le territoire (Kratozka 1999, 253-254). De plus, ce nationalisme territorial s’est traduit par un système d’éducation national uniforme qui contient une composante plutôt controversée: l’adéquation entre le nationalisme philippin et le catholicisme. (Miligan 2005).
La combinaison de ces deux vecteurs de nationalisme ont fait en sorte qu’à défaut de tenter d’incorporer les Moros à la grande famille philippine, les élites de Manille ont plutôt tenté d’homogénéiser un pays, qui a des différences culturelles très importantes, via le catholicisme (Miligan 2005). Il semble donc que depuis l’indépendance des Philippines, le gouvernement central s’est lancé dans la même campagne que celle des Espagnols: l’homogénéisation du territoire à travers la conversion au Catholicisme.
Autrement dit, le nationalisme issu du nouvel État philippin a défini de façon très restreinte ce qu’est être Philippin et ce, au détriment de la minorité Moro.
Des Nationalismes en rivalité
C’est donc suite au départ des Américains et aux débuts d’une campagne de construction nationale philippine que les rivalités entre le gouvernement central et les groupes insurrectionnels moros ont augmenté (Cline 2007, 119).
En effet, la présence des Américains avait principalement pour but d’exploiter les ressources naturelles du territoire où les dividendes laissées à la population musulmane étaient très restreints. Or, suite au départ des Américains, le nouvel état philippin basé à Manille a conservé la mainmise sur l’exploitation des ressources tout en tentant d’homogénéiser le pays à travers le Catholicisme. (Cline 2007, 118). Ainsi, la conversion au Catholicisme, juxtaposée à l’exploitation économique déjà existante, a exacerbé les tensions entre musulmans de Mindanao et le gouvernement central.
Bref, les Moros de Mindanao ont subis trois tentatives d’assimilation: celle des Espagnols au Catholicisme, des Américains et la démocratie ainsi que du gouvernement central de Manille, encore, via le Catholicisme. À cause de ses profondes divisions, la poursuite de la lutte armée malgré l’accord de paix fait en sorte que la sécurité est loin d’être atteinte dans la province de Mindanao.
Bibliographie
Cline, Lawrence. 2007. « The islamic insurgency in the Philippines ». Small Wars and Insurgencies. 11 (no 3), 115-138.
De Koninck, Rodolphe, « Les premiers sédiments de l’histoire » et « La formation des domaines coloniaux », L’Asie du Sud-Est, 2e édition revue et corrigée, Paris: Armand Colin, 2005 : Chapitres 3 et 4 : pp. 39-75.
Esguerra, Christian V. et TJ Burgonio. 2014. « Philippines: MILF sign peace agreement». The Inquirer. (Manille), 28 mars. En ligne. http://newsinfo.inquirer.net/589706/bangsamoro-rising. (page consultée le 17 Octobre 2014).
Kratoska, Paul. 1999. « Nationalism and Modernist Reform », in The Cambridge History of Southeast Asia, Vol.3. (sous la dir.) Nicholas Tarling. Cambridge : Cambridge University Press. 245-314.
Le Monde. 2014. « Philippines: des Islamistes libèrent deux otages allemands ». 17 Octobre. En ligne. http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/10/17/philippines-des-islamistes-liberent-deux-otages-allemands_4508271_3214.html (page consultée le 18 Octobre 2014).
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