Par Alexia Ludwig
Quel est le point commun entre les pneumatiques, les gants chirurgicaux, les préservatifs ou encore les chaussures ? La réponse se trouve en Asie, à des milliers de kilomètres du Canada. Certains de ces objets qui font notre quotidien sont fabriqués à partir de caoutchouc asiatique : l’Asie fournit environ 93 % de la production mondiale de caoutchouc naturel par an [1]. Depuis ces dernières années, la Thaïlande est confrontée à divers problèmes qui façonnent la crise politique actuelle qui secoue le pays. S’inscrivant dans la mondialisation, l’industrie du caoutchouc thaïlandais rencontre des difficultés. Cette mauvaise conjoncture a ainsi des conséquences non négligeables sur l’avenir politique du pays.
Dans un premier temps, essayons de comprendre comment la production de caoutchouc thaïlandaise est organisée. Depuis 1991, la Thaïlande en est le premier pays producteur au monde. En 2013 elle a produit environ un tiers (34 %) du caoutchouc naturel mondial [2]. Par ailleurs, la quasi-totalité des plantations d’hévéas — arbres à partir desquels le caoutchouc est fabriqué —, sont des exploitations familiales. Dès les années 50, le caoutchouc est le deuxième produit le plus exporté par le pays, après le riz. Voyant là une manne pour le développement économique du pays et un outil de lutte contre la pauvreté, l’État met en place un programme d’aide et de subventions à travers l’Office of the Rubber Replanting Aid Fund (ORRAF). Après la crise économique asiatique de 1997, d’autres dispositifs de financement sont mis sur pied comme la Banque publique de développement agricole (BAAC). Au fil du temps, le programme prouve son efficacité et permet le développement de l’hévéaculture. Depuis la création de l’ORRAF en 1960, le rythme des replantations et de l’expansion des parcelles d’hévéas ne cesse d’accélérer [3].
Néanmoins, le prix mondial du caoutchouc naturel dépend de l’évolution des prix du pétrole, composant essentiel du caoutchouc synthétique. Ainsi le caoutchouc naturel peut être remplacé par son homologue synthétique si ce dernier est moins cher [4]. En outre, la demande en caoutchouc est principalement étrangère. Les marchés de biens, notamment celui de l’automobile, et les marchés boursiers internationaux ont donc des répercussions directes sur les revenus des familles thaïlandaises productrices de caoutchouc.
Depuis ces dernières années, le cours mondial du caoutchouc naturel s’écroule. L’État thaïlandais continue de subventionner les planteurs locaux et achète leur stock pour contrer cette baisse et soutenir les prix payés aux exploitants.
Toutefois en septembre 2013, le mécontentement des producteurs vis-à-vis de la politique du gouvernement monte. Au fil des mois, le conflit prend une dimension de plus en plus politique avec un clivage entre le Nord et le Sud du pays. Alors que la majorité des exploitations d’hévéas se situent au Sud [5], le Nord est particulièrement rizicole et abrite la majorité de l’électorat du Pheu Thaï, le parti encore au pouvoir à ce moment-là. De leur côté, soutenus par Prayuth Chan-ocha, le lieutenant-général ultra royaliste thaïlandais et grand opposant du Pheu Thaï, les producteurs de caoutchouc accusent le gouvernement de favoritisme envers les riziculteurs et demandent l’augmentation du prix d’achat garanti du caoutchouc [6].
Le gouvernement déjà fragile est dans une impasse. S’il accepte les revendications, le déficit budgétaire s’alourdirait et d’autres secteurs de l’économie pourraient demander des aides. À l’inverse s’il refuse de les entendre, la situation s’aggraverait et il serait accusé d’opportunisme électoral.
Début 2014, la Thaïlande n’arrive pas à écouler son stock de caoutchouc. Pour cause, la Chine, premier importateur mondial de caoutchouc naturel, en accumule des tonnes depuis les neuf dernières années. Déterminé à arrêter les pertes et à ne pas laisser le caoutchouc stocké se détériorer, le gouvernement se dit prêt à casser les prix, au risque de faire baisser davantage les prix du nouveau caoutchouc [7]. L’opposition intensifie son mouvement et en mai 2014 Prayuth Chan-ocha déclenche le 19e coup d’État thaïlandais avec le soutien de l’armée royale dont il est le commandant.
Depuis, les revendications se poursuivent et l’instrumentalisation du problème par les différentes forces politiques est bien apparente. Même si la junte à l’origine du putsch voulait en finir avec la politique de subventions à l’agriculture, elle se trouve dans l’obligation de la maintenir. Pour autant, le nouveau pouvoir en place n’accorde pas l’augmentation des prix désirée des producteurs et les appelle à diversifier leurs productions [8].
Du fait de la mondialisation, les besoins étrangers en caoutchouc influencent l’économie de la Thaïlande. Certes, l’hévéaculture est primordiale pour des millions de Thaïlandais. Presque 7 millions d’entre eux, soit une personne sur 10, en dépendent [9]. La chute des cours du caoutchouc est un problème majeur pour le secteur. Cependant, d’autres aspects sont également concernés. Malgré les désaccords sur l’avenir de la filière, la production de caoutchouc n’est pas sans conséquence pour l’environnement. L’expansion des plantations dans de nouvelles régions nécessite la suppression des sols inclinés. La compression des sols et l’assèchement de la terre en profondeur augmentent les risques de glissement de terrain. De plus, l’utilisation de fertilisants réduit la qualité des sols et de l’eau en surface [10].
Même s’il est encore difficile de déterminer précisément les impacts environnementaux, le développement intense de l’hévéaculture rend les populations locales vulnérables, notamment en matière de santé. Dans ses décisions futures, le gouvernement thaïlandais doit voir l’avenir de l’hévéaculture d’un point de vue global et non strictement économique. Il doit agir en considérant toutes les hypothèses et tous les potentiels problèmes sous-jacents.
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Références
[1] International Rubber Study Group, IRSG, 2011
[2] Société Internationale de Plantations d’Hévéas, SIPH,
[3] Jocelyne Delarue et Bénédicte Chambon p. 194-201
[4] Money Week via Planetoscope.com
[5] Jocelyne Delarue et Bénédicte Chambon, p. 200
[6] Lepetitjounal.com : « Caoutchouc, Riz : Le gouvernement prisonnier de ses cadeaux corporatistes »
[7] RFI : « La Thaïlande veut se débarrasser de ses stocks de caoutchouc »
[8] Liberation : « La Thaïlande, leader du caoutchouc naturel, face à la chute des prix »
[9] Jocelyne Delarue pour l’Agence Française de Développement (AFD) p. 4
[10] Jefferson M. Fox, J-C. Castella, Alan D. Ziegler, Sidney B. Westley p. 4
Bibliographie
Agence Française de la Presse. Octobre 2014. «La Thaïlande, leader du caoutchouc naturel, face à la chute des prix », Libération. En ligne. http://www.liberation.fr/monde/2014/10/12/la-thailande-leader-du-caoutchouc-naturel-face-a-la-chute-des-prix_1120084
Delarue, Jocelyne et Bénédicte Chambon. 2012 « La Thaïlande : premier exportateur de caoutchouc naturel grâce à ses agriculteurs familiaux », Agence Française de Développement. En ligne. http://www.afd.fr/webdav/site/afd/shared/PUBLICATIONS/RECHERCHE/Scientifiques/Documents-de-travail/096-document-travail.pdf
Delarue, Jocelyne et Bénédicte Chambon. 2012 « La Thaïlande : premier exportateur de caoutchouc naturel grâce à ses agriculteurs familiaux », Économie rurale, 330-331 : 191- 213. En ligne. http://economierurale.revues.org/3571
Fox, Jefferson M., J-C. Castella, Alan D. Ziegler, Sidney B. Westley. 2014 « Rubber Plantations Expand in Mountainous Southeast Asia: What Are the Consequences for the Environment? », East-West Center No. 114. En ligne. http://www.eastwestcenter.org/sites/default/files/private/api114.pdf
Le Petit Journal. Août 2013. « Caoutchouc, Riz – Le gouvernement prisonnier de ses cadeaux corporatistes ». En ligne. http://www.lepetitjournal.com/bangkok/accueil/actualite/162312-caoutchouc-riz-le-gouvernement-prisonnier-de-ses-cadeaux-corporatistes
Money Week. En ligne. http://moneyweek.com
Planetoscope. En ligne. http://www.planetoscope.com/entreprises/1325-production-mondiale-de-caoutchouc.html
RFI. Mai 2014. « La Thaïlande veut se débarrasser de ses stocks de caoutchouc ». En ligne. http://www.rfi.fr/emission/20140509-thailande-veut-debarrasser-stocks-caoutchouc
Société Internationale de Plantations d’Hévéas. En ligne. http://www.siph.com