Par Jonathan Deschamps
La Malaysia fait montre depuis son indépendance d’une stabilité et d’une prospérité que l’on ne peut nier, malgré son système politique résolument autoritaire. Ce n’est pas peu dire étant donné l’hétérogénéité de la société qui la compose et le dualisme à la fois territorial et ethnique qui en découlent. De fait, la « structure ethnique » du pays juxtapose le nord de Bornéo, majoritairement composé d’aborigènes, à la péninsule malaise métropolitaine, en plus d’opposer « les Malais aux deux groupes issus des migrations modernes, les Chinois et les Indiens »[1]. La question des « races » a ainsi occupé une place prépondérante dans l’édification de l’État, en plus d’en déterminer encore aujourd’hui la conduite[2].
L’exploitation de l’étain et du caoutchouc naturel, ayant fait la richesse du pays au courant du XIXe siècle, constitue l’un des événements majeurs ayant bouleversé en profondeur les équilibres ethniques : « [v]enus du Fukien, du Guangdong, du Guanxi et de l’île de Haïnan, les Chinois espèrent faire fortune dans les mines d’étain, [alors que la] main-d’oeuvre indienne, composée de nombreux Tamouls de l’État de Madras, est recrutée pour l’exploitation de l’hévéa et les travaux agricoles »[3]. Voir à cet effet la répartition actuelle de la population du pays en fonction de l’appartenance ethnique : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pop_0032-4663_1978_num_33_4_16810.
Les territoires de Bornéo semblent alors faire exception à la règle, ne connaissant pas de véritable croissance démographique et échappant conséquemment à un développement substantiel de leurs économies. Ce clivage existe encore aujourd’hui, le nord Bornéo, essentiellement formé de peuples autochtones non islamisés, de migrants en provenance des Philippines, de l’Indonésie et de la Chine, étant soumis à une certaine forme d’exploitation coloniale[4], c’est-à-dire (fortement) encouragé à l’extraction de ressources naturelles qui seront par la suite dirigées vers les zones davantage industrialisées telle que la péninsule métropolitaine.
En dépit d’une structure économique dorénavant orientée vers la production de biens manufacturés et de services, le besoin de main-d’œuvre non qualifiée est toujours aussi pressant qu’il ne l’était lorsque l’économie dépendait presque exclusivement de la production agricole. Le pays repose donc sur une population importante de travailleurs migrants afin de maintenir son économie de production : « [t]hese people comprise 8 per cent of the total workforce in the new century »[5]. Des minorités issues des pays voisins tel que l’Indonésie, les Philippines, le Bangladesh, l’Inde, le Sri Lanka, le Népal et le Vietnam se concentrent ainsi au sein des villes et des campagnes, ajoutant encore à la diversité ethnique de l’État.
Les émeutes raciales entre les Malais, qui détiennent le pouvoir politique, et les Chinois, à la base du pouvoir économique, ont culminé en 1969 avec des affrontements causant plus de 200 morts et presque autant de blessés[6]. Divers moyens pour la plupart coercitifs (amendements constitutionnels, renforcement de l’identité nationale, etc.) ont par la suite été mis en place afin de réduire au minimum les sources internes de conflit émanant de la pluralité ethnique et de rétablir un semblant d’équilibre au sein de l’État.
La New Economic Policy (NEP) lancée en 1971, entérine ainsi la prédominance de l’ethnie malaise au détriment des Chinois et des Indiens. Ayant pour but d’accélérer le développement en plus de réduire la dépendance vis-à-vis l’étranger, elle a permis de restructurer le capitalisme malaysien en faveur des Malais, d’imposer la langue malaise (le Bahasa Malaysia) au sein de l’administration et de l’enseignement, de financer massivement les écoles malaises et de faciliter l’accès aux établissements d’enseignement supérieur pour l’ethnie majoritaire[7]. Force est alors de constater que le pouvoir politique n’est plus une finalité en soi : la classe malaise revendiquant également le contrôle de près de 30% de l’économie nationale à la suite de l’application de la NEP[8].
Bien que l’ethnie chinoise ne semble pas avoir cédé sa place au sein de l’économie de la Malaysia (du moins pas entièrement), la NEP a tout le moins permis la création d’une classe moyenne malaise et par le fait même, la réduction des tensions associées aux répartitions inégales, qu’elles soient de nature économiques ou politiques. Reste à savoir si l’État saura préserver ce fragile équilibre acquis au fil des ans tout en maintenant ces politiques de discrimination positives en faveur des Malais.
[1]De Koninck, Rodolphe. 2007. Malaysia : La dualité territoriale, Paris, Éditions Belin : La documentation Française, Asie plurielle, p. 58-59.
[2]Le Barisan Nacional, le parti au pouvoir, étant composé des trois groupes ethniques majoritaires.
[3]Lechervy, Christian. Article encyclopédique : LA MALAISIE AU XXe SIÈCLE.
[4]De Koninck, Rodolphe, op cit., p. 58-62.
[5]Ku Ahmad, Shamsulbahriah. 2003. Malaysia after the Asian Crisis: An Overview of Labour Market Issues. In Malaysian Economics and Politics in the New Century, Edward Elgar, Cheltenham, UK, p. 60.
[6]Fortuna Anwar, Dewi and coll. 2005. Violent Internal Conflicts in Asia Pacific : Histories, Political Economies and Policies, Jakarta, Yayasan Obor Indonesia, p. 156.
[7]De Koninck, Rodolphe, op cit., p. 63.
[8]Fortuna Anwar, Dewi and coll, op cit., p. 157.
BIBLIOGRAPHIE
De Koninck, Rodolphe. 2007. Malaysia : La dualité territoriale, Paris, Éditions Belin : La documentation Française, Asie plurielle.
Fortuna Anwar, Dewi and coll. 2005. Violent Internal Conflicts in Asia Pacific : Histories, Political Economies and Policies, Jakarta, Yayasan Obor Indonesia.
Ku Ahmad, Shamsulbahriah. 2003. Malaysia after the Asian Crisis: An Overview of Labour Market Issues. In Malaysian Economics and Politics in the New Century, Edward Elgar, Cheltenham, UK.
Lechervy, Christian. Article encyclopédique : LA MALAISIE AU XXe SIÈCLE.
Véron, Jacques. 1978. Population. « Appartenance ethnique et comportement des populations de Malaisie et de Singapour », Volume 33, Numéro 4-5, pp. 937-950.