Par Salomé Gueidon
« Imagine-t-on les Alliés, en toute connaissance du génocide des juifs, ne déférant pas en 1945 l’amiral Dönitz au tribunal de Nuremberg, mais le maintenant au pouvoir pour contrer les ambitions de Staline ? Ce fut, toutes proportions gardées, pourtant le cas au Cambodge. » Voici le résumé que l’on peut lire au dos du livre de Ben Kiernan, professeur à l’université de Yale et spécialiste du génocide cambodgien [1]. L’affirmation choque, mais la comparaison met en perspective la réalité du drame cambodgien.
En effet, de 1967 à 1975, le Cambodge est déchiré par une guerre civile, influencée par la guerre du Vietnam. A la sortie de ce conflit, le 17 avril 1975, le parti communiste extrémiste Khmer rouge, aussi connu sous le nom de « Parti communiste du Kampuchéa », y prend le pouvoir jusqu’en 1979. Cette période est marquée par une violence incroyable et la tentative d’imposition du communisme par la force, aboutissant à un « autogénocide » ; selon Pol Pot, le dirigeant du parti, « qui proteste est un ennemi, qui résiste est un cadavre ».
En 2003, le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh réalise un documentaire intitulé S21 : la machine de mort Khmère rouge. Il y met en scène un ancien lycée, devenu entre 1974 et 1979 « le plus important centre de détention et de torture du pays » [2], dont il est lui-même rescapé. Le film permet la rencontre entre des survivants et d’anciens responsables du camp S21, revenant ainsi sur cette période extrêmement sombre de l’histoire du Cambodge. Que s’est-il passé exactement ?
Petite mise en contexte : en pleine Guerre froide, l’Asie du Sud-Est est le théâtre de violents affrontements idéologiques. Au Cambodge, les Khmers rouges mettent en place une idéologie de « l’homme nouveau », tentant d’y mettre en place un régime communiste extrémiste. Tout ce qui est moderne est abandonné, à l’époque radios, bicyclettes, machines à coudre… même l’usage de la monnaie est aboli. Ceux qui sont considérés comme intellectuels sont persécutés : « pour survivre il fallait cacher la formation que l’on avait reçue et jeter ses lunettes, signe révélateur d’un penchant intellectuel condamnable en soi » [3]. Les écoles, ainsi que de nombreux autres services publics comme la poste, sont supprimés.
Le nouveau régime se base donc sur l’édification d’une nouvelle société, qualifiée de « société communautaire égalitariste », que l’Angkar, nom donné au parti communiste cambodgien, cherche à imposer. Dans l’optique d’un retour à une civilisation agricole, ce sont principalement les paysans ou anciens ouvriers qui constituent la base d’une telle communauté. Toutefois, cette période est marquée par une violence extrême et l’extermination d’une grande partie de la population : « camps de travail forcé, famines, terreurs, exécutions entraîneront la mort de plus de deux millions de Cambodgiens » [4]. Le nombre de morts est ainsi estimé à environ 20% de la population du pays, un pourcentage terrifiant ! L’Angkar recrute même des adolescents comme bourreaux, parfois dès l’âge de 13 ou 14 ans [5], ce qui représente un bon exemple de l’horreur du régime.
Sur quels critères ce génocide se base-t-il ? Les Khmers rouges s’appuient sur des bases religieuses ou ethniques, les minorités les plus touchées étant les Chams musulmans et les Vietnamiens. Toutefois, une grande partie des victimes était elle-même khmer, raison pour laquelle ces massacres sont parfois qualifiés d’« autogénocide ».
En 1978-1979 éclate une guerre entre le Vietnam et le Cambodge. L’invasion de ce dernier par le Vietnam entraîne la chute du régime et la mise en place d’un gouvernement provietnamien, la République populaire du Kampuchéa. Toutefois, les responsables du génocide cambodgien ne sont jugés pour leurs crimes, mais soutenus par les Etats-Unis et la Chine, car tout comme ces deux puissances, ils étaient opposés à l’époque au Vietnam.
Il aura fallu attendre longtemps pour que le génocide orchestré par les Khmers rouges soit enfin reconnu par l’ensemble de la communauté internationale. Jusqu’au début des années 1990, ils continuent d’occuper le siège du Cambodge à l’Assemblée générale des Nations Unies. Mais à partir de 2004, suite à des pressions extérieures, les « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens » sont mises en place pour juger les dirigeants du régime khmer rouge. Ce n’est donc qu’en 2007 que les principaux responsables du génocide sont enfin conduits devant la justice et accusés de crimes contre l’humanité – toutefois Pol Pot, le dirigeant des Khmers rouges à l’époque, est décédé en 1998 [6]. En 2013, le gouvernement cambodgien adopte une loi « controversée qui punit de deux ans de prison la négation des crimes des Khmers rouges » [7].
Comme dans le cas des massacres commis en Indonésie en 1965-1966, la justice a donc su se faire attendre… L’exemple du Cambodge permet d’amener la question du rôle des considérations géopolitiques de l’Occident dans la « banalisation » et l’acceptation des régimes autoritaires en Asie du Sud-Est. Comment les intérêts des grandes puissances ont-ils pu permettre l’acceptation de telles horreurs…?
Pour lire des témoignages de survivants, rescapés du génocide : ici.
Références
[1] Kiernan, Ben
[2] Vautherin-Estrade Martine, paragraphe 2
[3] Chemillier-Gendreau, paragraphe 7
[4] Vautherin-Estrade Martine et Sharara Rajah
[5] Vautherin-Estrade Martine, paragraphe 7
[6] Phay-Vakalis Soko
[7] Le Monde
Bibliographie
Chemillier-Gendreau Monique, « Homme nouveau et totalitarisme : l’expérience des Khmers Rouges », Tumultes 2/ 2005 (n° 25), p. 65-74. URL: www.cairn.info/revue-tumultes-2005-2-page-65.htm. DOI : 10.3917/tumu.025.0065
Kiernan, Ben. 1998. Le génocide au Cambodge (1975-1979) : race, idéologie et pouvoir. Broché.
Le Monde. 2013. Le Cambodge interdit le révisionnisme sur les Khmers rouges. En ligne. http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/06/07/le-cambodge-interdit-le-revisionnisme-sur-les-khmers-rouges_3425936_3216.html (page consultée le 5 novembre 2014).
Phay-Vakalis Soko, « Le génocide cambodgien », Études 3/ 2008 (Tome 408), p. 297-307
URL : www.cairn.info/revue-etudes-2008-3-page-297.htm.
Vautherin-Estrade Martine, « À propos du film S21, la machine de mort khmère rouge. », Revue française de psychanalyse 3/ 2004 (Vol. 68), p. 1017-1021
URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2004-3-page-1017.htm.
DOI : 10.3917/rfp.683.1017
Vautherin-Estrade Martine, Sharara Rajah, « Transgressions des lois de l’humain – le génocide cambodgien », Champ psy 2/ 2005 (n° 38), p. 75-92. URL : www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2005-2-page-75.htm. DOI : 10.3917/cpsy.038.0075