Un État devenu, à la base, indépendant sans grand sentiment nationaliste, constitué d’immigrants culturellement, linguistiquement et d’allégeance politique différents. Une cité-État ayant résulté d’un développement pour le moins étonnant : on parle ici d’une indépendance forcée, la ville ayant été exclue de la fédération malaysienne en 1965, chose bien rare[1]. Rassembler le peuple sous la seule bannière de l’État-providence ne suffira clairement pas, surtout qu’au milieu des années 60, des émeutes raciales envers les chinois ont éclatées à plusieurs reprises[2]. Du coup, comment le parti de Lee Kuan Yew, le PAP, s’y est-il prit pour forger une identité nationale avec des bases ethniques, culturelles et religieuses si hétérogènes?
Chinois, Indiens, Malais, Asiatiques et Européens se côtoient quotidiennement dans Singapour. À la base, sans une cohésion dans cette population cosmopolite, la sécurité intérieure et extérieure de la cité-État pourrait être compromis, ainsi que la construction d’un espace social, économique et politique. En fait, des 5 millions de Singapouriens, 75% sont d’origine chinoise, ce qui laisse bien peu de place aux autres minorités ethniques, plus particulièrement les Malais et les Indiens, respectivement 15% et 8% de la population[3]. De plus, les Chinois ont une forte prépondérance économique sur l’île. La cohabitation volontaire, pacifique et harmonieuse est nécessaire à l’établissement de la sécurité intérieure. Le gouvernement souhaite donc protéger les populations et les cultures malaises et indiennes, sans compter que la domination oppressive des Chinois sur les Malais aurait été inacceptable pour la Malaisie et l’Indonésie, relevant du domaine de la sécurité extérieure[4].
C’est ainsi que la politique de « multiracialité » devint un élément central de l’établissement et de la consolidation d’une identité nationale, nécessaire par l’harmonie raciale, religieuse et linguistique[5]. Le PAP redoute les troubles communalistes et instaure une série de lois et politiques visant à l’égalité totale entre les différents groupes ethniques, religieux et culturels, où tous sont prit au même pied d’égalité et où avantages et privilèges selon ces mêmes groupes sont inexistants. Enfin, le rôle d’État fort, pour ne pas dire autoritaire, que joue le gouvernement de Singapour peut en parti expliquer la cohésion sociale. Cohésion qui semble quelque peu forcée, dans le sens où l’exercice des libertés individuelles et collectives sont brimées ou restreintes, toujours (ou presque) justifiés par le gouvernement selon la croissance et la sécurité nationale[6].
Mais la stratégie visant à faire de la multiracialité une des bases de l’identité nationale ne passe pas seulement par le domaine juridique. L’éducation y joue pour beaucoup. Seul l’anglais est obligatoire, langue exempt de quelconque couleur ethnique, créant ainsi une base égalitaire, sans toutefois avoir un statut différent : le malais. le chinois, le tamoul et l’anglais sont les quatre langues principales du pays[7]. L’intérêt et le développement scolaire sont aussi basés sur la valorisation des ressources humaines par une éthique de la méritocratie enseignée dès leur plus jeune âge. Et c’est là l’un des nombreux coup de force de Lee Kuan Yew : la méritocratie comme modèle d’ascension social, où seul l’individu en lui-même est responsable de son succès où de son échec, indépendamment du groupe ethnique, linguistique ou religieux. C’est d’ailleurs, à l’époque, le deuxième secteur le plus financé par le gouvernement[8].
L’identité Singapourienne est aussi fondée sur l’idée de défense du territoire. D’une durée de deux ans, le service militaire est obligatoire pour tous les hommes à Singapour qui renvoie à un état de mobilisation permanente. « Confrontée à l’extrême vulnérabilité de la petite république, à l’hostilité initiale de son environnement régional, au départ des Britanniques, […] Singapour s’oriente vers une politique de dissuasion aussi crédible que possible » [9]. L’élément de conflit potentiel, de danger omniprésent, l’alerte permanente ainsi que l’extrême vulnérabilité du petit archipel jouent le rôle de ralliement sous la même bannière, soit le drapeau Singapourien, et à sa défense.
Ainsi, l’institutionnalisation de l’état d’urgence constante rendu possible par des discours répétés et l’application de lois et de politiques de neutre de compromis, l’aspect étatique omniprésent dans une quête quelque peu imposée par un certain autoritarisme, ou du moins, une démocratie dirigée, la grande importance de l’éducation et ses notions de multiracialité, valeurs humaines et méritocratie, et enfin, la défense nationale et la sécurité toujours au cœur de Singapour font tous partis des bases d’une consolidation de l’identité nationale et de l’harmonie ethnique, linguistique et religieuse.
[1] De Koninck, 2006, p. 190-191.
[2] Régnier, 1987, p. 192.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Arotçanera, 2009, p. 167.
[5] De Koninck, 2006, p. 154.
[6] Régnier, 1987, p. 171.
[7] De Koninck, 2006, p. 60.
[8] Ibid., p. 107.
[9] Régnier, 1987, p. 197-198.