Pascale Dufour (professeure, Université de Montréal) et Raphaël Canet (professeur au CEGEP du Vieux Montréal)
70 000 personnes ont défilé le 6 février dernier dans les rues de Dakar pour la marche d’ouverture du Forum social mondial (FSM). Par la suite, et jusqu’au 11 février, plusieurs dizaines de milliers de participants ont circulé sur le campus de l’Université Cheikh Anta Diop à la recherche d’un atelier, d’une conférence ou d’une manifestation afin de penser et construire un monde différent, plus juste, solidaire et démocratique.
Parallèlement, les soulèvements populaires en Égypte ont mobilisé l’attention médiatique. Ces mobilisations faisaient suite à la « révolution de Jasmin » en Tunisie, et suscitent de nombreuses aspirations au changement dans d’autres pays de la région. Les peuples descendent dans la rue pour braver le pouvoir autoritaire des gouvernements en place depuis des décennies. Doit-on voir dans ces deux séries d’événements plus qu’un parallèle ?
Haro sur les forums sociaux
Plusieurs voix se sont élevées cette semaine au sein du FSM pour déplorer le manque de liens concrets entre les mouvements récents de contestation en Égypte et en Tunisie, ou même encore en Grèce et en France ces derniers mois, et les rencontres des acteurs sociaux du type du FSM à Dakar. La critique est telle qu’elle a pu remettre en question la pertinence de tenir des événements comme celui-ci. Si le FSM n’est pas capable d’être à l’avant-garde de la protestation mondiale des peuples, mieux vaudrait diriger les énergies ailleurs ou, au moins, travailler à le transformer.
Ce discours est récurrent au sein des processus des forums sociaux mondiaux, depuis le premier tenu en 2001 à Porto Alegre (Brésil), jusqu’à aujourd’hui. C’est le discours de ceux qui pensent que l’horizontalité, la diversité et l’ouverture c’est bien, mais pas trop longtemps parce que ce n’est pas efficace ; ceux qui rêvent de l’alignement des multiples composantes de la mouvance altermondialiste derrière un programme unique et claire ; ceux qui voudraient que le FSM laisse la place à une Cinquième internationale avec ses leaders charismatiques et sa nouvelle doxa. Nous aimerions ici questionner cette perspective, minoritaire et européenne d’ailleurs.
Il est vrai qu’il n’y a pas de lien direct et clairement établi entre le FSM et l’embrasement des peuples d’Afrique du Nord et du Moyen Orient. Les soulèvements tunisien et égyptien sont avant tout une affaire interne, qui répond à des dynamiques politiques propres aux pays concernés. Ce ne sont pas des révolutions altermondialistes. Ceci dit, il ne faut pas non plus croire que ces mobilisations résultent d’une éruption spontanée détachée du contexte global de la mondialisation et de sa contestation. En fait, il nous apparaît un peu abrupte de dire qu’il n’y a pas de lien entre ces deux formes de mobilisation politique.
C’est une question qu’il faudrait vérifier auprès des acteurs égyptiens et tunisiens. Qui nous dit que ces mouvements ne sont pas liés à des organisations elles-mêmes impliquées dans la mouvance altermondialistes ? De plus, suite à notre expérience durant ce FSM 2011 et ses éditions précédentes, il nous apparaît assez évident que cet espace n’a pas de frontières et qu’il génère des idées, des analyses, des discours qui continuent d’exister après le forum et qui sont à la disposition de tous, créant ainsi climat général où exercer son esprit critique et oser penser le changement redeviennent légitimes. Revenons sur ces deux aspects.
Un espace sans frontières
Le forum n’appartient à personne et, à la condition d’accepter les principes de base énoncés dans sa Charte, tout le monde y est bienvenue, sans restriction aucune. À Dakar, le forum fut très largement ouvert, il n’y avait pas de contrôle à l’entrée et finalement tout le monde pouvait assister aux conférences, ateliers et évènements gratuitement. Bien sûr, encore fallait-il avoir les moyens de se rendre dans la capitale sénégalaise. De ce point de vue, il est évident que la participation des populations africaines, présentent d’ailleurs en très grand nombre à Dakar, était plus facile, tout comme celle des Européens géographiquement plus proches.
Afin de stimuler encore plus l’accessibilité du forum par-delà les frontières, l’initiative «Dakar étendu» a été mise en place, qui rendait le FSM accessible à tous, via le web, en temps réel, durant les conférences. Certes des questions techniques liées à la connectivité ont parfois limité les activités, mais plusieurs ateliers d’importance se sont tenues via Internet et ont permis de rejoindre du monde partout sur la planète. À titre d’exemple, pour le seul cas de la France, plus de 70 événements locaux se sont tenus durant le FSM de Dakar et en lien avec lui.
Par ailleurs, à côté du FSM, nous assistons à une multiplication des forums sociaux à toutes les échelles d’action (régionales, continentales, nationales, locales, par quartier). Depuis le début des années 2000, des forums sociaux se sont tenus partout dans la région, en Afrique, dans les pays du Maghreb, au Moyen Orient. Il n’y a pas de propriété intellectuelle sur les forums sociaux, nous pouvons les considérer comme des biens publics et chacun peut en reprendre la formule pour le répliquer dans son environnement afin de stimuler la participation et le dynamisme des mouvements sociaux.
Un générateur d’analyse et de discours alternatifs
Le FSM a permis de développer une compréhension très approfondie du contexte de mondialisation dans lequel évoluent les sociétés depuis près de 30 ans, de prendre conscience des crises qui se manifestent aujourd’hui et d’élaborer des stratégies de changement social afin d’y faire face. À titre d’exemple, les mécanismes pervers qui ont conduit à la crise financière de 2008 ont été mis à nu depuis plusieurs années au sein des forums sociaux, avant même que la crise ne survienne au cœur du capitalisme mondial. Cela rend les propositions de stratégie de sortie de crise d’autant plus pertinentes que cela fait longtemps que certaines organisations de la société civile travaillent sur des pistes de solution (Taxe Tobin sur les transactions financière, abolition des paradis fiscaux…).
Par ailleurs, à Dakar, toute une réflexion sur la question des liens intrinsèques entre la modernité à l’européenne (ou à l’américaine) et le colonialisme, et la nécessité de sortir de cette dualité pour pouvoir développer de réelles alternatives fut largement discutée. L’analyse des crises actuelles conduit à les interpréter plus globalement comme une «crise de civilisation». Cette analyse, qui est née dans les Amériques portée par les mouvements autochtones et qui s’appuie sur les notions du bien-vivre (et non du bien-être), des biens communs, de la justice climatique, du respect de la diversité, et qui prolonge la réflexion sur les articulations multiples et possibles entre mouvements sociaux et partis politiques, a trouvé un écho à Dakar.
Bien sûr si on mettait bout à bout toutes les propositions mises de l’avant dans chacun des 1000 ateliers qui se sont tenus au FSM 2011, on verrait qu’il n’y a pas de cohérence entre les diverses propositions. Il n’y a pas d’unité programmatique ou d’idéologie partagée comme dirait les tenants d’un FSM qui serait le fer de lance du mouvement révolutionnaire mondial. Certaines de ces propositions sont même fortement contradictoires. Un exemple parmi des centaines, un atelier sur l’éducation au Sénégal où se sont opposées, d’une part, la vision des femmes en «lutte contre les abus sexuel faites aux filles» et, d’autre part, la perception de certains des participants qui retournent la question : la violence que les filles «mal vêtues» (lire pas assez) exercent sur les pauvres jeunes hommes aux hormones incontrôlables… Les mots n’ont pas le même sens pour tous….
Un incubateur du changement social
Le FSM nous apparaît comme un espace de prise de parole et d’expression pluriel et interculturel qui ne remplace pas les autres stratégies de contestation (et ne devrait pas en avoir la prétention non plus) mais qui participe d’une dynamique commune de changement social. Depuis 10 ans, les FSM, avec leur slogan «un autre monde est possible !», sont porteurs d’espoir. L’esprit et l’objectif des forums sociaux est de favoriser une réappropriation du politique. Comme le souligne Chico Whitaker, fondateur des forums sociaux mondiaux, l’esprit du FSM est de renverser la structure pyramidale des sociétés où chacun doit se conformer à des directives imposées, pour lui substituer une organisation en réseaux où chacun peut contribuer selon ses habilités, savoirs et énergies au projet collectif.
Les FSM et les révolutions tunisienne et égyptienne partagent une même conception du monde qui inspire le changement, fondé sur la réappropriation du politique par les populations qui choisissent désormais de prendre leur destin collectif en main, en prônant la libre expression des idées, et la participation.
Il est possible, dans cette perspective, de considérer que l’esprit du FSM anime en partie les manifestants au Caire et à Tunis, et qu’il en motivera d’autres ailleurs, ne serait-ce qu’en matraquant son slogan, très simple, mais porteur d’espoir : d’autres mondes sont possibles !