Les derniers seront les premiers

Par Claire Tousignant

Depuis le début de ma série de blogues, j’ai décrit et analysé la condition des minorités chinoises dans les différents pays de l’Asie du Sud-Est. Dans chacun des pays (Vietnam, Thaïlande, Indonésie et Malaisie), nous avons vu une logique de discrimination, plus ou moins forte selon les cas, s’installer entre la majorité ethnique et les communautés chinoises. Le radicalisme teintant ces relations dépend de plusieurs facteurs tel que l’importance démographique de la diaspora chinoise, le pouvoir économique de celle-ci, etc. Au fil de mes recherches, j’en suis venue à développer une sympathie certaine à l’égard de ces communautés. Plusieurs questions ont alors surgi dans mon esprit et une plus particulièrement. Qu’en serait-il si les rôles s’inversaient ? Heureusement, un État permet d’étudier une situation, où c’est le cas : Singapour.

Cette cité-État de 4,5 millions de personnes est composée à 76,8% d’habitants de descendance chinoise[1]. Ce pays est reconnu pour l’ordre qui y règne[2]. C’est d’ailleurs une source de fascination pour de grands personnages de la politique américaine, dont Henry Kissinger[3]. Cette nation est certes prospère sur le plan économique et sécuritaire, mais est-ce aussi simple, n’y a-t-il rien de cacher sous cette apparence de perfection? Bref, les miracles existent-ils en politique ? Vous aurez rapidement compris que le doute demeure bien présent. Faisons un rapide survol historique pour analyser la situation des différentes communautés composant cet État.

9 août 1959 ; Singapour obtient son indépendance[4]. De 1963 à 1965, cette mégalopole cohabite dans un même État avec la Malaisie. Rapidement, les proportions inversées d’habitants chinois et d’habitants malais entre Singapour et le reste du pays deviennent un problème pour ces deux entités politiques. Chacun se méfie de l’autre qui pourrait tenter de profiter de sa supériorité numérique, selon les régions du pays. Ce mariage de raison ne fait pas long feu. Deux ans plus tard, la séparation survient. Singapour se retrouve donc entre deux États géants, la Malaisie et l’Indonésie, où les Chinois sont des minorités ethniques.

carte_singapour_fr

Crédit photo : http://www.interex.fr/commun/images/atlas/cartes/carte_singapour_fr.gif

Son premier ministre Lee Kuan Yew doit jongler avec le désir de développer l’État et de maintenir des relations cordiales avec ses puissants voisins[5]. Pour ce faire, Lee affiche les couleurs du multiculturalisme pour promouvoir la croissance économique. Il inscrit quatre langues officielles dans la constitution, soit le malais, le mandarin, le tamoul et l’anglais[6]. Jusqu’à maintenant tout va bien pour l’ensemble des citoyens. C’est en 1979 que les relations ethniques se complexifient.

Voyant une croissance constante de la popularité de la langue anglaise chez les jeunes et constatant le déclin moral de la culture anglo-saxonne[7], Lee Kuan Yew décide d’intervenir pour sauver les Singapouriens de ce péril. Pour ce faire, il instaure la politique du bilinguisme[8]. Tous les étudiants doivent, avec cette nouvelle règle, apprendre l’anglais comme première langue (c’est-à-dire langue d’enseignement) et la langue officielle associée à leur groupe ethnique comme langue seconde, le tamoul, le malais ou le mandarin. Cette mesure suppose que tous les enfants parlant une autre langue à la maison (le cantonais par exemple) sont pénalisés par cette loi. Ils doivent apprendre deux nouvelles langues, contrairement aux étudiants mandarins qui n’ont que l’anglais à maîtriser[9]. En 1980, les non-mandarins représentent 90% de la communauté d’origine chinoise[10]. Seule 10% des étudiants de descendance chinoise ont un avantage comparatif à parler le mandarin. Ce système élitiste est d’ailleurs renforcé par une deuxième mesure instaurées par Lee : la campagne Speak Mandarin[11].

Speak Mandarin Campaign creative

Crédit photo : http://app.mica.gov.sg/Data/0/Gallery/Album/14/Speak%20Mandarin%20Campaign%20creative.jpg

Officiellement lancée le 7 septembre 1979, la campagne de sensibilisation annuelle Speak Mandarin vise à réduire considérablement l’utilisation de dialectes chinois[12]. Cette initiative est largement jouée sur la carte de l’émotivité. Les défenseurs de cette campagne soutiennent qu’en continuant à parler des dialectes à la maison, les parents empêchent leurs enfants de performer à l’école. Ils négligent ainsi la réussite, et par conséquent, le futur de leur enfant. Avec du recul, un détail saute aux yeux. Pourquoi est-ce que cette campagne promulgue le mandarin en particulier, si ce n’est pour imposer cette langue comme référence nationale ? Lee déclare :« In ten years, we should be able to get Mandarin established as the language of the coffee shop (…)»[13]. Effectivement, si la campagne était réellement pour mettre de l’avant les langues nationales au détriment des différents dialectes, il faudrait aussi s’adresser aux minorités malaise et indienne. Cet impératif Speak Mandarin rappelle chaque année aux millions de non-mandarins qu’ils ne font pas partie du groupe dominant de la société[14].

Ce régime semi-autoritaire aux allures de démocratie n’échappe donc pas à la règle. Aussitôt qu’un groupe s’accapare le pouvoir étatique, il assied sa domination sur la répression des minorités. Ici, ce sont la pluralité de communautés chinoises, la communauté malaise ainsi que la communauté indienne qui paient le prix de cette autorité. Évidemment, on ne peut pas comparer la situation des Chinois de Singapour avec celle des sino-malais et des sino-indonésiens durant les dernières décennies. La stabilité du régime a permis d’éviter les effusions de violence auxquelles ont été confrontées les minorités chinoises d’autres pays. Toutefois, dans un pays où le mérite est la clé de voûte pour la réussite, comment ignorer que la majorité des étudiants chinois (près de 90%) a été handicapée par des politiques étatiques discriminatoires? La relation entre un groupe ethnique dominant l’appareil gouvernemental et les autres minorités ethniques du pays demeure un thème auquel il est important de s’intéresser. Dépourvues du pouvoir, les minorités n’ont jamais trop d’appui pour défendre leurs droits.

Bibliographie

Singapore Statutes Online. 2009. «Republic of Singapore Independence Act». En ligne: http://statutes.agc.gov.sg/non_version/cgi-bin/cgi_getdata.pl?actno=1997-REVED- RSI&doctitle=REPUBLIC%20OF%20SINGAPORE%20INDEPENDENCE%20ACT %0A& date=latest&method=whole (page consultée le 2 décembre 2009).

Central Intelligence Agency. 2009. « The World Factbook: Singapore». En ligne: https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/sn.html (page consultée le 2 décembre 2009).

Tan, Eugene K.B. 2003. «Re-engaging Chineseness : Political, Economic and Cultural Imperatives of Nation-building in Singapore». The China Quarterly 175: 751-74.

Blommaert, Jan. 1999. Language ideological debates. Berlin: Mouton de Gruyter.

Zakaria, Fareed et Le Kuan Yew. 1994. «Culture is Destiny : A Conversation with Lee Kuan Yew». Foreign Affairs 73 (no 2): 109-126.

Trocki, Carl A. 2002. «Review Articles: Race and Politics in Singapore, Lee Kuan Yew’s Dilemma». Asian Ethnicity 3 (no 1): 103-13.

Teo, Peter. 2005. « Mandarinising Singapore: A Critical Analysis of Slogans in Singapore’s’Speak Mandarin’ Campaign». Critical Discourse Studies 2 (no 2): 121- 42.


[1] Central Intelligence Agency

[2] Tan, 755.

[3] Zakaria, 109.

[4] Singapore Statutes Online

[5] Blommaert, 235.

[6] Singapore Statutes Online

[7] Blommaert, 240.

[8] Ibid., 238.

[9] Trocki, 107.

[10] Teo, 125.

[11] Blommaert, 242.

[12] Teo, 128.

[13] Idem

[14] Ibid., 136.

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés