Par Catherine Desjardins
Comme on l’a vu dans mes précédents billets, les relations entre groupes religieux sont problématiques dans plusieurs états d’Asie du Sud-est. Dans le cas des Philippines, c’est au Sud, plus particulièrement dans la région de Mindanao, que l’on retrouve un conflit inter-religieux. Là bas, musulmans et chrétiens s’affrontent depuis plusieurs dizaines d’années dans un conflit qui a fait environ 160 000 morts[i]. Par contre, la religion n’est pas la seule variable qui caractérise ce conflit, d’autres facteurs entrent en ligne de compte dans l’évolution de celui-ci et l’analyse historique de ce conflit pourra nous le révéler.
Les violences dans la région de Mindanao ont éclaté dans les années 1970, mais les tensions entre musulmans et chrétiens sont présentes depuis l’ère coloniale[ii]. En effet, les circonstances coloniales ont créé une animosité entre ces deux groupes. Les Espagnols avaient en effet réussi à convertir une partie de cette colonie au catholicisme, seulement dans la partie nord du pays puisque le sud possédaient des racines musulmanes plus profondes[iii]. Ultérieurement, l’arrivée des Américains dans la région au 20e siècle n’améliora pas la situation. Elle exacerba plutôt les tensions. En 1898, les territoires de Mindanao et de Sulu furent cédés aux Américains suite à la guerre américano-espagnole. Suite à certaines confrontations avec la population locale qui n’acceptait pas cette nouvelle autorité, Mindanao et Sulu devinrent souscrit au pouvoir du gouvernement de Manille. Celui-ci créa par la suite plusieurs programmes favorisant les non-musulmans qui firent grandir la frustration que la population avait face aux catholiques[iv].Les Philippines ont ensuite obtenu leur indépendance en 1947. Malgré cela, les politiques à l’égard des musulmans n’ont pas changé de manière significative. C’est ainsi que suite à plusieurs années de tensions, la situation implosa dans les années 70 avec la création d’un mouvement séparatiste musulman arguant la formation d’un État islamique à Mindanao et dans l’archipel de Sulu. Malgré plusieurs tentatives de négociations de paix, la situation perdure depuis plusieurs décennies et elle a causé plusieurs crises.
La dimension religieuse de ce conflit est devenue beaucoup plus compliquée au cours des dernières décennies. D’ailleurs, la création de plusieurs groupes indépendantistes différents s’opposant pour la même cause démontre la complexité qui imprègne le mouvement[v]. Effectivement, différents mouvements revendiquent la souveraineté de la région dont le Moro National Liberation Front (MNLF), le Moro Islamic Liberation Front (MILF) ainsi que l’Abu Sayyaf[vi]. Ces trois groupes sont d’orientation musulmane quoi qu’ils ne soient pas aussi radicaux les uns des autres. D’une part, le MNLF est le groupe le plus séculaire[vii] et celui qui collabore le plus avec le gouvernement en signant par exemple en 1996 d’un accord de paix avec le gouvernement central. D’autre part, le MILF est une organisation formée d’anciens membres du MNLF. Il désire un État indépendant gouverné par la charia (la loi islamique)[viii]. L’Abu Sayyaf, quant à lui, est le groupe musulman le plus radical des trois puisqu’il est celui qui a commis le plus d’actions violentes et le seul qui est considéré comme une organisation terroriste par une partie de la communauté internationale.
De plus, il faut souligner que l’éventail de multiples ethnies dans la région a eu un impact sur le conflit. Les Moros, nom philippin pour les musulmans du sud, ne sont assurément pas un groupe homogène. En effet, les Moros sont constitués de treize groupes ethnolinguistiques différents[ix]. La création d’une nation Moro à l’intérieur d’un tel éventail de langues et d’ethnies est plus ardue puisqu’il est difficile d’y créer un sentiment d’appartenance. D’ailleurs, le fondateur du MILF, Salamat Hachim, un Maguindanaoan (groupe ethnique de la province du même nom), a quitté le MNLF à majorité Tausug, ethnie majoritaire de l’archipel de Sulu, pour créer le MILF. Le « Bangsa Muslimin Islamic Liberation Organization » (BMILO), un autre groupe sécessionniste, est quant à lui formé en majorité de Maranaos[x], l’ethnie majoritaire de la région de Lanao.
En fin de compte, cette diversité ethnique ne démontre pas seulement la complexité du conflit, elle explique aussi les difficultés qu’ont les mouvements sécessionistes à gagner définitivement le combat. Comme l’argumente Huntington, pour être efficace, un mouvement séparatiste « (…) must be led by a political organization headed by strong leaders able to mobilize both internal and external support. »[xi]. La difficulté des leaders des différents mouvements à unir la population sous une même bannière serait donc une variable dans la continuité du conflit dans la région. Nous comprenons alors que même si les Moros ont tous des revendications mulsumanes, le conflit à Mindanao et dans l’archipel de Sulu est aussi profondément influencé par les différentes ethnies qui les parsèment ainsi que par les frustrations connues par la population musulmane au cours de son histoire.
[i] http://www.alertnet.org/db/crisisprofiles/PH_SEP.htm
[ii] Frederico V. Magdalena, « Intergroup Conflict in the Southern: An Empirical Analysis », Journal of Peace Research 14 (1977), 299-313.
[iii] Ibid.,300
[iv] Syed Serajul Islam, “The Islamic Independence Movements in Patani of Thailand and Mindanao of the Philippines”, Asian Survey 38 (1998), 441-456.
[v] http://news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/1695576.stm
[vi] Id.
[vii] Rizal G.Buendia, « The Politics of ethnicity and Moro secessionism in the Philippines», Note de recherche no 146 (Perth: Asia research Center, Murdoch University).
[viii] Zachary Abuza, “The Moro Islamic Liberation Front at 20: State of the Revolution », Studies in conflict & terrorism, 28 (2005), 453–479.
[ix] Buendia, « The Politics of ethnicity and Moro secessionism in the Philippines», 8.
[x] Ibid., 10.
[xi] Islam, “The Islamic Independence Movements in Patani of Thailand and Mindanao of the Philippines”, 441.