Par Claire Tousignant
14 mai 1998. 2244 morts. 168 viols. Jakarta est en feu. La cible ? Les Indonésiens d’origine chinoise[1]. Cet évènement monstrueux, difficile à imaginer dans son intégrité, a effectivement eu lieu. Ces émeutes ont été le point culminant d’une situation explosive. Mélangeant 30 ans de dictature, de répression, de marginalisation et d’assimilation à la plus grave crise économique de la région depuis la Grande Dépression, la tension entre les groupes ethniques d’Indonésie ne pouvait faire autrement que se concrétiser. La communauté chinoise d’Indonésie a passé trois décennies dans les limbes, puis trois jours en enfer pour finalement avoir accès à une infime brèche de lumière.
Crédit photo 1: http://www.amnestyusa.org/magazine/summer_2003/globalizing_hate/i/1.jpg
Comment est-ce qu’une nation, dont la devise est «Unity in Diversity»[2], peut en arriver à saccager, piller et tuer les membres d’une minorité ethnique du pays? C’est un long et complexe processus qui a mené à cette situation. Notons tout d’abord que l’Indonésie obtient son indépendance politique en 1949, à la suite d’une lutte armée contre la puissance coloniale hollandaise[3]. En 1966, le Général Suharto prend le contrôle de l’État par la force. Il organise un coup d’État qui mène au massacre des membres du parti communiste au pouvoir, le PKI[4]. Il met en place le Nouvel Ordre, c’est-à-dire une doctrine qui donne au corps militaire une double mission dans la société, soit la sécurité nationale et le développement économique. Cette doctrine est accompagnée par le concept SARA qui identifie quatre sujets sensibles qui doivent être occultés dans les communautés culturelles pour éviter les affrontements. Ces thèmes sont Religion, Classe, Race et Ethnicité[5]. En fait, cette imposition est une façon de réduire au silence les minorités du pays pour permettre à la majorité dominante, les Javanais, de garder le pouvoir et d’écraser le sentiment de solidarité qui existe dans les communautés culturelles.
Toutefois, les autorités indonésiennes prennent des mesures contradictoires qui placent les Sino-indonésiens dans une situation ambiguë. D’un côté, Suharto nie les différences culturelles (SARA est implantée, les écoles chinoises sont fermées, car seul le Bahasa est reconnu comme langue d’enseignement, les journaux en mandarin ne peuvent être publiés, etc.) et de l’autre, il discrimine la minorité chinoise sur des fondements culturels (les certificats de naissance coûtent deux fois plus cher pour les Indonésiens d’origine chinoise que les indigènes, les descendants chinois doivent être identifiés comme tel sur leurs cartes d’identité, etc.)[6]. Ce racisme est ancré jusque dans la constitution qui détermine deux ordres de citoyenneté, c’est-à-dire les indigènes et les autres.
L’Étranger fait souvent figure de bouc-émissaire durant les crises nationales et c’est ce qui est arrivé lorsque la crise financière de 1997 a atteint l’Indonésie. La méfiance à l’égard de l’Autre est particulièrement viscérale dans les État ayant connu l’invasion coloniale européenne. En Thaïlande, seul pays de la région à avoir évité la colonisation, on constate effectivement que la relation qu’entretient la majorité avec ses minorités ethniques est plus amicale. Dans le cas des Chinois d’Indonésie, non seulement ils sont perçus comme des étrangers (même si leur famille est installée en Indonésie depuis des générations) qui possèdent une part démesurée du pouvoir économique national[7], mais en plus l’État légitime leur marginalisation et encourage leur discrimination. Ce climat de tension a largement contribué à l’éclatement des violences de mai 1998. Sentant l’incertitude politique et économique du pays durant l’année de 1998, plusieurs Sino-indonésiens ont quitté le pays emportant avec eux des investissements importants[8]. Ce mouvement a accéléré le glissement du pays vers la crise économique, qui s’est ultérieurement transformée en crise sociale. Mais comment les investisseurs chinois ont-ils senti qu’il était temps de se retirer ?
Le FMI a recommandé la fermeture de 16 banques, quelques mois à peine avant les émeutes de 1998. Cette mesure a été le véritable déclencheur de l’exode des capitaux. Cette décision a entraîné une augmentation des taux d’intérêt, ce qui a provoqué la fermeture de plusieurs petites et moyennes entreprises. Combinée à une inflation de 80% et une dépréciation vertigineuse de la monnaie nationale[9], la situation a rapidement tournée au cauchemar. Au cours de l’année, plusieurs actes de violences spontanés ont été perpétrés contre la communauté chinoise. Leur figure de «créatures économiques»[10] a été exacerbée par les médias ce qui en a fait une cible de choix pour tout ceux qui connaissaient la misère au quotidien. Cet amalgame de causes historiques et circonstancielles a mené aux émeutes du 14 mai 1998.
Crédit photo 2 – http://www.tresor.gov.ci/actualites/Upload/1123314_fmi.jpg
Cette vision très pessimiste de la place qu’occupe les Indonésiens d’origine chinoise dans cet État peut heureusement être quelque peu ensoleillée par le dénouement des évènements. Quelques jours à peine après les émeutes, Suharto a été contraint de démissionner. Son successeur, Habibie, a entamé une libéralisation de l’espace politique. La majorité des politiques discriminatoires précédemment mentionnées ont été abrogées et plusieurs partis politiques chinois ou hybrides se sont formés dans les semaines qui ont suivies la résignation de Suharto[11]. Ce nouveau régime démocratique est encore fragile, mais il semble tenir le coup. En 2003, le Nouvel An chinois a été restauré comme fête nationale[12]. Avec ces petites transformations graduelles, l’espoir d’un avenir plus lumineux commence à poindre dans la communauté chinoise, qui garde toutefois un souvenir bien présent des évènements de mai 1998.
Bibliographie
Central Interlligence Agency. 2009. « The World Factbook: Indonesia». En ligne: https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/id.html (page consultée le 2 novembre 2009).
Encyclopédie Larousse. 2009. « Suharto». En ligne: http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Suharto/145451 (page consulté le 2 novembre 2009).
Freedman, Amy. 2003. « Political Institutions and Ethnic Chinese Identity in Indonesia». Asian Ethnicity 4 (no 3, octobre): 439-52.
Hoon, Chang-Yau. 2006. «Assimilation, Multiculturalism, Hybridity: The Dilemmas of the Ethnic Chinese in Post-Suharto Indonesia». Asian Ethnicity 7 (no 2, juin): 149-66.
Tan, Eugene K. B. 2001. «From Sojourners to Citizens : Managing the Ethnic Chinese Minority in Indonesia and Malaysia». Ethnic and Racial Studies 24 (no 6, novembre): 949-78.
Wibowo, Ignatius. 2001. «Exit, Voice, and Loyalty: Indonesian Chinese after the Fall of Soeharto». Journal od Social Issues in Southeast Asia 16 (avril): 125-46.
[1] Wibowo, p.134.
[2] Hoon, p.149.
[3] https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/id.html
[4] http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Suharto/145451
[5] Hoon, p.152.
[6] Freedman, p.446.
[7] Wibowo, p.130
[8] Ibid. p.136
[9] Ibid. p.130
[10] Tan, p.951
[11] Freedman, p.439
[12] Ibid. p.447