par Clara Bouliane Lagacé
« J’ai découvert la vérité, que nous combattions aussi des Vietnamiens », a raconté l’écrivaine vietnamienne Duong Thu Huong au sujet de la guerre du Vietnam. « Oui, nous étions tout le temps bombardés par les Américains, mais ils étaient hauts dans le ciel et je ne les voyais jamais. Je voyais seulement les Vietnamiens. » 1
Si, au cours du dernier siècle, les Vietnamiens se sont battus contre des puissances étrangères pour obtenir leur indépendance, puis la réunification de leur pays, ils se sont également battus contre eux-mêmes. Le Parti communiste national a pris racine dans la violence de l’indépendance et l’a perpétuée : sa réforme agraire a fait des dizaines de milliers de morts, alors que les paysans étaient exécutés, à tort et à travers, sous prétexte de répartir plus équitablement les terres.
Un tel passé violent et tabou peut déchirer une nation, dont l’identité se construit entre autres autour d’une histoire commune dont les gens peuvent être fiers, afin de créer une communauté imaginée à laquelle ils se sentent appartenir2. Comment une nation peut-elle dépasser un passé où le peuple s’est fait violence à lui-même, et qui la blesse toujours?
Dans certains pays, des commissions de la vérité se chargent d’enquêter et de dévoiler ce qui a été caché pour en arriver à une prise de conscience collective. Au Vietnam, la littérature, longtemps un outil du parti communiste, assume maintenant en partie ce rôle. « L’enquête menée par la littérature sur les parts obscures de l’histoire du Vietnam apparaît nécessaire, indispensable même, pour en finir avec un passé douloureux. » 3 Ce faisant, les tensions du passé, qui autrement pourraient se manifester sous forme de nouvelles violences, trouvent le moyen de s’exprimer, puis de s’apaiser, de façon pacifique.
Les écrivains vietnamiens se rallièrent au départ aux communistes lors de la lutte pour l’indépendance, puisqu’ils militaient tous pour la même cause, la formation d’une nation indépendante. « La plupart d’entre eux étaient heureux d’être des soldats dans la bataille de la littérature. » Cependant, « la source d’inspiration dominante pendant la guerre était plus nationaliste que socialiste. » 4
Par conséquent, lorsque l’indépendance fut acquise, le Vietnam du Nord se retrouva dirigé par les communistes qui avaient mené la lutte sans que la population ne soit nécessairement communiste. Le parti décida que la littérature et les écrivains devaient servir ses intérêts et l’aider à affermir son pouvoir. Un nouveau courant qui conçoit la littérature comme une arme, le réalisme socialiste, devint la norme. Les personnages deviennent alors des modèles à suivre pour la population et les écrivains, des propagandistes au service de l’État 5.
Nguyễn Minh Châu, un écrivain important de la littérature officielle, rendit ses regrets publics en 1987, ceux d’une génération lâche qui a « détruit sa propre personnalité et courbé sa plume devant le pouvoir. […] Les écrivains n’ont plus de pensée, je veux dire de pensée novatrice et originale. Ils existent comme un être sans âme ou avec une âme vendue au régime. » 6
Si pour cette génération d’écrivains, il est peut-être trop tard pour servir leur pays, et non un parti, ce n’est pas le cas de la nouvelle génération qui a émergé suite à l’ouverture du Vietnam en 1986. « Il faut écrire ! Pour oublier, pour se souvenir. Pour se donner un but dans l’existence, une voie de salut, pour pouvoir supporter, garder l’espoir, continuer de vouloir »7, fit dire l’écrivain Bảo Ninh, issu de cette nouvelle génération, à l’un de ses personnages.
La nouvelle génération n’hésite donc pas à aborder le passé et des sujets tabous, comme la violence de l’État envers le peuple. Duong Thu Huong a écrit sur la réforme agraire et ses victimes8. À partir de 1991, plusieurs auteurs ont également commencé à revisiter les horreurs de la guerre dans des romans et nouvelles à travers des destins féminins, puisque les femmes participèrent souvent à l’effort de guerre. Par exemple, dans sa nouvelle La survivante de la forêt qui rit, Vo Thi Hao montre la vie de femmes combattantes. Elles sont cinq ; quatre d’entre elles, frappées par la folie alors qu’elles sont dans les montagnes, se suicident. La cinquième survit et tente en vain de réintégrer une vie normale : on n’échappe pas aux stigmates de la guerre9. À travers la littérature, des thèmes autrefois ignorés par les livres d’histoire retrouvent maintenant leur place dans le passé de la nation vietnamienne, et de vieilles tensions peuvent s’apaiser tranquillement.
Malgré l’ouverture croissante du Parti communiste vietnamien, la censure est toujours présente. Duong Thu Huong est étroitement surveillée, et certains livres ou auteurs sont toujours interdits. Le pouvoir politique craint les écrivains, peut-être même plus qu’ailleurs. « Au Vietnam, il n’y a pas de frontière entre la littérature et la politique à cause de cet engagement nécessaire du lettré. Cela explique la grande estime dans laquelle les Vietnamiens tiennent les poètes et les écrivains. Le pouvoir les craint pour cette même raison. » 10
Si les lettrés y ont une telle importance, c’est que la culture vietnamienne est très ancienne, mais n’avait autrefois pas d’écriture propre. Le savoir traditionnel se transmettait donc oralement, à travers des chants poétiques, d’où l’importance vitale de la littérature pour recueillir et enrichir la tradition populaire. Par la suite, les Chinois, qui colonisèrent le pays pendant environ mille ans, amenèrent la croyance comme quoi « l’honnête homme » est lettré.
La nouvelle génération d’auteurs, en plus de revisiter le passé, se tourne également vers l’avant. Les membres du groupe de poètes urbains Mở Miệng, qui signifie « Ouvrir la bouche », se réapproprient les formes traditionnelles culturelles, religieuses et politiques, en plus d’élaborer une véritable critique sociale. Ils qualifient leurs écrits de « poésie-ordure » : ils occupent la rue, la marge, et s’expriment sur des sujets tabous, comme la bêtise de l’élite politique, la misère urbaine et le sexe. Lý Đợi, l’un de ses fondateurs, a écrit : « Je n’appartiens à aucun principe, aucun parti politique, aucune religion, aucune idéologie, aucune organisation. Sacrebleu, je m’appartiens à moi-même. » 11 Après s’être effacé dans le collectivisme du communisme, l’individu revient en force.
Selon Phan Huy Duong, spécialiste de la littérature vietnamienne, « les écrivains sont les seuls à pouvoir ressusciter, faire refleurir la culture du passé et apporter des valeurs nouvelles pour faire avancer la société. » 12 Quoiqu’il en soit, présentement, ils annoncent et aident à engendrer des changements en profondeur dans une société qui, au cours des 50 dernières années, a eu plus que sa part de guerres et de souffrances.
Références
1 Alan Riding, « A discourse shaped by the Vietnam War ». The New York Times (New York), 15 juillet 2005.
2 Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (Paris : La Découverte, 1996).
3 Doan Cam Thi, « Vingt ans de littérature vietnamienne : 1986-2006 ». La revue des ressources, 2007. En ligne.
4 Tuan Ngoc Nguyen, Socialist Realism in Vietnamese Literature : An analysis of the Relationship Between Literature and Politics, thèse de doctorat, département de communication, culture et langues, Université de Victoria, 2004.
5 Ibid.
6 Voir Doan Cam Thi, « Vingt ans de littérature vietnamienne : 1986-2006 ».
7 Doan Cam Thi, « Moi, citoyen ignominieux, génie alcoolique… Poésie et marginalité dans le Vietnam contemporain ». La revue des ressources, 2007. En ligne.
8 Emmanuel Deslouis, « Entretien avec Phan Huy Duong : Quand la littérature effraye le pouvoir ». Eurasie, 1998. En ligne.
9 Doan Cam Thi, « Femme, fantasme et guerre ». La revue des ressources, 2007. En ligne.
10 Voir Emmanuel Deslouis, « Entretien avec Phan Huy Duong ».
11 Voir Doan Cam Thi, « Moi, citoyen ignominieux, génie alcoolique… ».
12 Voir Emmanuel Deslouis, « Entretien avec Phan Huy Duong ».
Bibliographie
Balaban, John. 2009. « Vietnamese literature ». Dans l’Encyclopaedia Britannica. En ligne. http://www.britannica.com/EBchecked/topic/628557/Vietnamese-literature (page consultée le 22 mai 2009).
Anderson, Benedict. 1996. L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme. Paris : La Découverte.
Deslouis, Emmanuel. 1998. « Entretien avec Phan Huy Duong : Quand la littérature effraye le pouvoir ». Eurasie. En ligne. http://www.eurasie.net/webzine/Entretien-avec-Phan-Huy-Duong.html?lang=fr (page consultée le 19 juin 2009).
Nguyen, Tuan Ngoc. 2004. Socialist Realism in Vietnamese Literature : An analysis of the Relationship Between Literature and Politics. Thèse de doctorat. Département de communication, culture et langues. Université de Victoria.
Riding, Alan. 2005. « A discourse shaped by the Vietnam War ». The New York Times (New York), 15 juillet.
Thi, Doan Cam. 2007. « Femme, fantasme et guerre ». La revue des ressources. En ligne. http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article770 (page consultée le 20 juin 2009).
Thi, Doan Cam. 2007. « Moi, citoyen ignominieux, génie alcoolique… Poésie et marginalité dans le Vietnam contemporain ». La revue des ressources. En ligne. http://www.larevuedesressources.org/article.php3?id_article=809 (page consultée le 20 juin 2009).
Thi, Doan Cam. 2007. « Vingt ans de littérature vietnamienne : 1986-2006 ». La revue des ressources. En ligne. http://revue.ressources.org/article.php3?id_article=815 (page consultée le 20 juin 2009).