par Clara Boulianne-Lagacé
« Bien sûr qu’il faut que ce soit comme ça ! Tout le monde doit savoir parler malais, la langue nationale. Si vous ne pouvez pas parler la langue nationale alors vous ne pouvez pas vivre ici. Les Chinois peuvent retourner en Chine et les Indiens en Inde. Si vous voulez vivre ici, vous devez parler la langue nationale. »1
Remplacez la Malaisie par le Québec, puis les Indiens et Chinois par les Anglais, et ces quelques mots tirés de Secluded Village, de l’écrivain malais Ibrahim Omar, auraient pu être prononcés par nombre de Québécois. Qu’ont donc en commun le Canada et la Malaisie ? Ils sont tous deux des pays multiculturels où la cohabitation est parfois ardue.
Vu l’importance des tensions ethniques en Malaisie, l’identité malaisienne, qui regrouperait Malais, Chinois et Indiens, est souvent considérée comme un mythe. Un mythe aujourd’hui de plus en plus réel, alors que la littérature malaisienne, après avoir été longtemps à l’image des divisions de la société, se met à la recherche d’un interstice, d’un espace de compromis où créer une identité nationale commune à tous.
D’où viennent ces tensions ethniques si difficiles à surmonter? En Malaisie, deux des plus grandes identités culturelles du monde, indienne et chinoise, cohabitent avec la population locale malaise. Les Indiens ont été amenés par les Britanniques, lors de la colonisation, pour servir de main-d’œuvre dans les plantations de caoutchouc, alors que les Chinois ont d’abord travaillé dans les mines d’étain, puis dans le commerce. Résultat ? La population est à 51% malaise, et comporte 36% de Chinois et 12% d’Indiens2.
Suite à l’indépendance de la Malaisie, en 1957, les partis politiques nationaux se sont organisés selon des lignes de clivage ethnique : un parti pour chaque race, et non pour chaque idéologie, encourageant de ce fait les tensions sociales. En 1964, des émeutes entre Malais et Chinois ont conduit à la séparation de Singapour. En 1969, de nouvelles émeutes raciales à Kuala Lumpur firent des centaines, sinon des milliers de morts.
Face à une telle identité fragmentée, une littérature malaisienne est-elle possible ? Peut-on s’adresser à l’ensemble des Malaisiens, alors qu’ils n’existent peut-être pas ? En 2007, Sim Kwang Yang a écrit dans le Malaysiakini que « notre échec à produire une littérature malaisienne classique peut être attribué à notre échec à construire une nation à partir d’une population diversifiée sur les plans culturel et linguistique. »3
Les ouvrages littéraires publiés suite à l’indépendance semblent donner raison à Sim Kwang Yang. Le gouvernement (malais) décida alors de soutenir seulement les écrivains malais, soient ceux qui rédigeaient dans la langue nationale. « Le trait psycho-culturel qui a infiltré le cadre de pensée des écrivains malais est la supériorité et la légitimité assumées de leur culture, société et institutions. »4 Les écrivains malais ne surent donc pas remettre ni leur culture, ni le pouvoir politique en question.
On ne peut pas pour autant affirmer qu’il n’existe pas de littérature malaisienne. Au contraire, on peut penser qu’elle existe, qu’elle est écrite par tous les Malaisiens, et qu’elle reflète justement les divisions de leur société. En effet, si la littérature n’a pas su s’y montrer rassembleuse encore, elle peut tout de même offrir de nouveaux espaces pour contester et enquêter sur des concepts comme la nation et l’identité. Selon l’écrivain R. S Maniam, « les littératures, dans les sociétés multiculturelles, [sont] celles qui portent le désir de découvrir comment les différentes communautés interagissent dans cette structure multiculturelle »5, et peuvent ainsi désigner les voies du changement. Maniam lui-même, dans ses trois romans, a contesté le discours des élites politiques malaises, qui refusent aux minorités ethniques le moindre sentiment d’appartenance à la nation.
Maniam est né en Malaisie en 1942 de parents indiens qui travaillaient dans une plantation de caoutchouc. Très vite, il ressent et vit l’exclusion. Selon lui, le fait de faire partie de la diaspora indienne et d’être à cheval entre deux identités, une passée, et une présente qu’on lui refuse, lui permet d’observer les problèmes de l’identité malaisienne avec un certain recul 9. Dans son premier roman, The Return, il explore le thème de l’ethnicité dans le monde postcolonial à travers le regard d’un immigrant indien de troisième génération. Ce livre fut suivi de In a Far Country, où il critique les enclaves culturelles et écrit que « ces habitudes [les coutumes et traditions d’un peuple] érigent des murs. Elles nous empêchent de nous connaître les uns les autres, et de nous connaître nous-mêmes. »6
À travers ses écrits, il se montre un homme modéré: s’il semble souhaiter que les Malais s’ouvrent davantage au multiculturalisme et intègrent ce trait à leur identité, il n’encourage pas non plus les minorités à se replier sur elles-mêmes. Dans sa nouvelle Pelanduk, un groupe d’Indiens culturellement isolé tente de chasser un animal sauvage, qui représente le Malais ; ils finissent par tuer l’un des leurs en le prenant pour cet animal, et se causent du tort à eux-mêmes 7. À l’inverse, dans In a Far Country, le personnage principal d’origine indienne, lorsqu’il va à la rencontre du tigre symbolisant l’identité malaise, se sauve pour ne pas perdre son identité en s’intégrant totalement.
Quel est le but de tout cela ? Selon Maniam, « la multiplicité dans la pensée, la mémoire et l’espace semble définir tous individus et sociétés. Il n’est plus possible d’envisager provenir d’une seule culture dominante. Les majorités définissent les minorités autant que l’inverse ; en d’autres mots, la périphérie changeante entraîne des altérations au centre, s’il y a toujours un centre. »8 En publiant ses écrits, il fait lui-même partie de la périphérie qui vient altérer l’identité dominante malaise.
Malgré tout, les enclaves culturelles demeurent fortes. Ses écrits, publiés en anglais, ne font officiellement pas partie de la littérature nationale et sont peu accessibles pour la population. « Nous ne savons pas ce qui se passe dans les autres communautés linguistiques», a commenté une internaute sur le blog d’une résidente malaisienne, Sharon Bakar. Une solution ? La traduction. « Nous pouvons trouver tant d’ouvrages traduits de Garcia Marquez, Sartre, Goethe – mais qu’advient-il des ouvrages locaux publiés en malais, en mandarin, en tamoul ou d’autres langues ? Ne voulons nous pas partager cela entre nous et avec le reste du monde ? »9, demande une autre blogueuse malaisienne.
À travers des livres comme ceux de Maniam, qui remettent en question les enclaves culturelles de la Malaisie et tentent de proposer une identité nationale rassembleuse à travers sa diversité, la littérature reprend graduellement son rôle dans la construction de la nation. D’ailleurs, Maniam suggère « que c’est précisément dans les connections instables et changeantes entre le ici et le là, entre le passé et le présent, qu’une identité nationale malaisienne peut être située. »10
Références
1 Tham Seong Chee, « Literary Response and the Social Process : An Analyse of Cultural andPolitical Beliefs among Malay Writers », Southeast Journal of Social Science 3, no 1, p. 97 (1975).
2 Tham Seong Chee, « The Politics of Literary Development in Malaysia », (1981) En ligne.
3 Sim Kwang Yang, « Malaysian Literature in English, Anyone? », Malaysiakini (Malaisie), 13 janvier 2007.
4 Voir Tham Seong Chee, « Literary Response and the Social Process : An Analyse of Cultural andPolitical Beliefs among Malay Writers », p. 100.
5 K. S. Maniam, « The New Diaspora », dans Globalisation and Regional Communities: Geoeconomic, Sociocultural and Security Implications for Australia, University of Southern Queensland Press (1997),18-23. En ligne.
6 K. S. Maniam, In a Far Country (Londres: Skoob Books Publishing, 1993), p. 157.
7 Peter Wicks. « Malaysia as a Myth in K. S. Maniam’s In a Far Country ». Asian Culture Quarterly 26 (no 4, 1998): 59-64.12 Voir K. S. Maniam, « The New Diaspora ».
8 Voir K. S. Maniam, « The New Diaspora ».
9 Commentaires sur le blog de Sharon Bakar. A Malaysian Literature? (2007) En ligne.
10 Sharmani Patricia Gabriel, « Nation and Contestation in Malaysia : Diaspora and Myths of Belonging in the Narratives of K.S. Maniam ». Journal of Southeast Asian Studies 36 (no 2, juin 2005), p 245.
Bibliographie
Bakar, Sharon. 2007. A Malaysian Literature? En ligne. http://thebookaholic.blogspot.com/2007/01/malaysian-literature.html (page consultée le 27 juin 2009).
Gabriel, Sharmani Patricia. 2005. « Nation and Contestation in Malaysia : Diaspora and Myths of Belonging in the Narratives of K.S. Maniam ». Journal of Southeast Asian Studies 36 (no 2, juin): 235-248.
Maniam, K. S. 1993. In a Far Country. Londres: Skoob Books Publishing.
Maniam, K. S. 1997. « The New Diaspora ». Dans: Globalisation and Regional Communities: Geoeconomic, Sociocultural and Security Implications for Australia, University of Southern Queensland Press,18-23. En ligne. http://www.ucalgary.ca/UofC/eduweb/engl392/492a/articles/maniam-dias.htm (page consultée le 27 juin 2009).
Seong Chee, Tham. 1975. « Literary Response and the Social Process : An Analyse of Cultural and Political Beliefs among Malay Writers ». Southeast Journal of Social Science 3 (no 1): 85-106.
Seong Chee, Tham. 1981. « The Politics of Literary Development in Malaysia ». Dans Essays on Literature and Society in Southeast Asia. En ligne. http://books.google.ca/books?id=h6SOvP6FLskC&pg=PA216&lpg=PA216&dq=tham+seong+chee&source=bl&ots=6qwdkyLgEU&sig=hsDziByRJ87bdncLKdCk65-VF7Q&hl=en&ei=9xpJSoWYGIe_twen5P2uAg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1 (page consultée le 27 juin 2009).
Wicks, Peter. 1998. « Malaysia as a Myth in K. S. Maniam’s In a Far Country ». Asian Culture Quarterly 26 (4): 59-64.
Yang, Sim Kwang. 2007. « Malaysian Literature in English, Anyone? ». Malaysiakini (Malaisie), 13 janvier.