par Abdelmalek El Janati
Aux Philippines, la classe sociale qui a pris la relève après les administrations coloniales était celle des propriétaires terriens dont l’histoire et la gloire demeurent derrière eux et non pas à l’avant. Leur prédominance au sein de la société philippine a condamné cette dernière à leur partager leur crépuscule allongé. La seule occasion où les masses philippines ont tenté vraiment construire leur État-nation, était en 1898, bien avant la rébellion des Huks inspirée par les communistes, mais qui n’a pas abouti à un accès au pouvoir de l’État. De son retour de Hong-Kong sous l’impulsion des armées des États-Unis et avec l’appui de Principalia (propriétaires terriens), Emilio Aguinaldo allié de ceux-ci mais nationaliste affiché, rétablit le pouvoir à Biac-na-bato et déclare l’indépendance du pays en 1898. Il a promulgué une constitution qui garantit les droits civiques, liberté de propriété, liberté d’être domicilié, liberté d’association et une taxation légale. Dans la tradition du droit civil, il a adopté le mariage civil, et ordonné la confiscation de la propriété des corporations religieuses en vue de réduire la domination du clergé espagnol.[1] Or, l’arrivée et l’interférence des États-Unis a rompu toutes ces mesures. Étant vainqueurs tant des Espagnols que des Philippins, ils changèrent le cours de cette histoire, et favorisèrent l’oligarchie terrienne ivre du culte de la famille (patronage des réseaux familiaux) et non de la nation. Ainsi, le nationalisme philippin prit une tournure socialement conservatrice, culturellement chauviniste et politiquement antidémocratique.
Aux Philippines, deux caractéristiques marquent le nationalisme. En premier lieu, une politique discriminatoire faisant souvent des Sino-philippins et des Philippins musulmans des boucs émissaires de toutes les catastrophes réelles ou imaginaires qui pourraient choquer le pays. Ainsi, dans le cas des Sino-philippins, beaucoup les ont accusés d’être responsables de la crise du manque du riz qui a frappé le pays en 1995)[2] ; une crise largement causée par le mauvais calcul de la moisson et de la sous-estimation des besoins des imports, mais à l’occasion de quoi les officiels pointaient du doigt les Chinois-Philippins, principaux commerçants du riz. À l’époque, on a vu s’établir des blocages devant les propriétés chinoises mais aussi des extorsions et rapts de membres de leurs familles. Qui plus est, la discrimination héritée depuis l’ancien colonisateur espagnol contre les musulmans persiste alors que ceux-ci de plus en plus aliénés tentent de former leur propre communauté imaginée aux dépens de l’unité nationale du pays. Étant sujets à une politique systématique de discrimination et ne revendiquant pas une amélioration de la nation philippine par la démocratisation et la laïcisation, les musulmans se lancent dans un projet de séparation basé sur le même critère d’identité, à savoir de la religion musulmane au lieu catholicisme prévalant pour la majorité métisse philippine.
En second lieu, la démocratie électoraliste est largement un élément importé. À l’instar des autres marchandises américaines, et greffé à la surface du système politique régi et façonné par les relations patron-client dominantes. Ainsi, l’ordre politique est façonné par la puissance des relations claniques traditionnelles enchevêtrées avec l’omniprésence de l’oligarchie terrienne émanant du nombre relativement petit des familles puissantes qui dominent les sphères économique et politique[3].
Trois facteurs expliquent ces distorsions sociopolitiques. Le premier est la définition ethnico-religieuse de la nation qui, sous l’apparence d’une nation territoriale, se reconnaît comme inséparable du catholicisme. Par conséquent, les Sino-philippins et les musulmans apparaissent comme des intrus formant une menace perpétuelle à l’unité nationale et responsable des maux qui peuvent frapper[4]. Le second est que le nationalisme philippin, marqué par un conservatisme social inégalé, tourne le dos à l’intégration des demandes paysannes pour de véritables changements socioéconomiques, ce qui fait que la majorité du peuple reste hors de ce prétendu nationalisme de l’oligarchie prédatrice[5]. Enfin, les revendicateurs à l’origine du nationalisme philippin officiel sont constitués de courants purement et simplement antidémocratiques.
À droite, les nationalistes conservateurs ne cherchent que l’indépendance indifféremment de son contenu politique. Quant aux mouvements populaires durant l’ère américaine, ils étaient divisés en deux grandes factions : d’une part, le parti communiste dont les dirigeants sont d’origines sociales urbaines, et qui refusait de se lancer dans la lutte armée, et d’autre part, les Huks, le mouvement paysan philippin dont les la stratégie politique était la résistance armée face aux maître terriens et leurs gardes cruels qui, recrutés en vue de protéger ceux-ci contre une loi promulguée, par Roxas, qui envisageait le partage des récoltes à 30% – 70% au profit des paysans, font office d’une force policière parallèle6. Etant convaincus de leur émancipation à travers un projet socialiste antidémocratique, ces mouvements, et précisément les communistes ne font pas de souci pour la démocratie que de façon tactique.[6]
Éduqué en France et étant l’un des illustrados, Luis Rodriguez Varela, l’un des instigateurs du nationalisme philippin, a publié une série de livres influencés par les Lumières et la révolution françaises[7]. Aussi Rizal, le symbole du nationalisme était un critique virulent de l’autocratie du système colonial, appelait aux réformes à grande envergure pour éviter le déclenchement d’une « révolution sanguinaire », revendiquait la liberté de la presse et la représentation de la colonie dans le Cortès espagnol ainsi que le rattachement du progrès économique avec les libertés civiles. Etant tous les deux inspirés par les Lumières, le nationalisme qu’ils inspiraient reste toutefois intrinsèquement étranger à la démocratie constitutive mais plutôt rattaché à celui des démocraties traditionnelles basées sur de fortes traditions libérales.
[1] Kratoska, Paul; Nationalism and Modernist reform, in The Cambridge History of Southeast Asia, vol. 3; Cambridge University Presse, 1999, pp. 256
[2] James Putzel; Nationalism in the Philippines in Asian Nationalism; Edited by Michael Laifer; Routledge 2002, p. 182
[3]; James Putzel ; Op. Cit p. 175
[4] Ibid. 173
[5] Ibid. 177
6 Gabriel Kolko, un siècle de guerre, http://books.google.co.ma/books?id=PxgF9AIaBDoC&pg=PA24&lpg=PA24&dq=un+si%C3%A8cle+de+guerre+Gabriel+Kolko&source=bl&ots=H-mVupwRbe&sig=mLMYj4OA2XSRRhFPVdbGQPvpf0g&hl=fr&ei=1q9PSqKsLsGGtgej78mjBA&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=2
7 James Putzel ; Op. Cit, p. 171
[7] Ibid. p. 172