par Abdelmalek El Janati
Au moment de l’après-guerre, les Philippines avaient, après le Japon, le meilleur niveau de vie en Asie[1]. La croissance du rendement de l’investissement est supérieure à 4% entre 1964 et 1982, en regard aux autres pays de l’Asie du Sud-Est comme la Malaisie (3.4 %), la Thaïlande (3.5 %) et l’Indonésie (3.2 %)[2]. Cependant, dès les années 1980 l’économie des Philippines chute, alors que la croissance chez les pays, appelés les « tigres » de l’Asie (Malaisie et Thaïlande entre autres), tourne autour de 6.9%. Les Philippines traînent derrière eux avec 0.9% ! Le revenu réel par personne décline de 7.2% entre 1980 et 1992[3].
Même si le taux de croissance s’est élevé autour de 7.2% en 2007, les mêmes phénomènes et les mêmes problèmes demeurent constamment présents. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi un pays doté de telles potentialités n’a pas pu être parmi les fameux dragons (Hong-Kong, Corée du Sud, Singapour et Taïwan) ou tigres ? Tous les pays de la région, y compris le Japon, se sont investis vers l’ouverture du marché américaine pour consolider leurs industries manufacturières et renforcer leur place dans la division internationale du travail, mais les Philippines qui avaient bénéficié d’un accès précoce à ce marché n’étaient pourtant pas au rendez-vous. Il ne peut pas s’agir seulement des atouts du pays car les Philippines ont tous les ingrédients pour un développement réussi : de grands talents entrepreneuriaux, une force de travail avec d’énormes talents et en général bien éduquée (déjà à l’aise avec l’anglais, langue internationale dominante au sein des mondes des affaires), dotées de ressources naturelles riches et une communauté vibrante d’économistes et de spécialistes en développement.[4]
En essayant d’expliquer en 1992 les différences entre son pays et ses voisins, le président de l’époque Fidel Ramos pointait du doigt les « groupes oligarchiques » qui, étant capables d’ « utiliser l’État dans leur propres intérêts » et qui avaient créé des distorsions dans l’économie et « rendu le gouvernement inefficace ». Pour Ramos, c’était la raison pour laquelle les Philippines traînaient derrière les tigres de l’Asie du Sud-Est[5]. Dans le même esprit, une étude, de la Banque mondiale sur les différences entre les Philippines et ses voisins, « tigres et dragons », concluait qu’en l’absence d’une combinaison entre stabilité macroéconomique et politique ainsi qu’une bureaucratie technocratique compétente, comme c’est le cas dans les pays susmentionnés, les Philippines ne pouvaient espérer atteindre un tel rang, auquel elles resteraient l’ « aspirant permanent »[6].
Les chercheurs sont unanimes sur ce qu’Hutchcroft décrit comme le rôle de la sphère politique dans la genèse et la reproduction des types de capitalisme. En se basant sur une remarque de Max Weber concernant le conflit entre le « rationalisme capitaliste moderne » et le caractère patrimonial de l’État pré-bureaucratique, Hutchcroft propose que l’État philippin ne fonctionne pas comme un instrument transcendant les intérêts privés pour embrasser l’intérêt sociétal, mais sert d’instrument au profit d’intérêts économiques oligarchiques des classes prédatrices.
Sous le règne de Marcos, contrairement aux premières années de la loi martiale où l’État jouit encore de son autonomie à l’égard de la classe dominante[7], ce qu’on appelle les cronies se sont servis de l’État pour accumuler à l’infini leur richesse à travers des privilèges, des mesures protectionnistes et des restrictions de compétition, ce qui a gardé l’économie du pays derrière ses voisins. Les caractéristiques patrimoniales de l’État s’expriment à travers, d’abord, son impuissance à extraire un certain niveau de taxation et ensuite, par, son impuissance à concevoir ou à imposer une politique macroéconomique cohérente.
Pourtant à l’époque de la présidence de Fidel Ramos, de 1992 à 1998, le pays connaissait une stabilité tant souhaitée. Ramos a d’ailleurs a procédé à la promulgation de plusieurs lois anti monopoles, à la privatisation des entreprises-niches, à la réforme fiscale, à l’instauration d’une nouvelle autorité bancaire et la poursuite de la libéralisation du secteur, et l’amélioration des infrastructures, pour enfin permettre au pays de résister au choc financier de 1997. Un bilan hâtivement gâché par son successeur Estrada démissionnaire, avant la fin de son mandat marqué par trois années de gouvernance corrompue. Avec l’arrivée de la présidente Arroyo Macapagal, le pays a connu un taux de croissance de 7%, mais dans un contexte économique et politique aussi catastrophique.
Si l’on se limite au secteur économique, on peut observer aujourd’hui que 2% de la population possède 38% des terres, une croissance démographique qui grimpe chaque année à 2.3%, soit 1.7 millions de nouveaux travailleurs au marché d’emploi. 40% de la population vit sous le seuil de la pauvreté, 30% de la population adulte déserte le pays à la recherche d’emploi en retour de 15 milliards de dollars gâchés aux achats immédiats au lieu d’être dirigés vers des investissements productifs.
[1] Sophie B. du Rocher, l’Asie du Sud-Est, 2008, p. 40
[2] Alasdair Bowie and Danny Unger; The politics of open economies; Cambridge University Press, p. 99
[3] Paul Hutchcroft; Booty capitalism, Cornell University Press, 1998; p. 1
[4] Hutchcroft, Op. Cit, p. 4
[5] Cité in Hutchcroft; Ibid. p. 2-3
[6] Ibid. p. 4
[7] David Wurfel cité in: David chan-oong Kang; Crony capitalism; p. 83 http://books.google.co.ma/books?id=im465FAopWMC&pg=PA83&lpg=PA83&dq=cronies+of+Marcos+Hutchcroft&source=bl&ots=RwvaMu5xCR&sig=OCErDpWvjthg0u4bLcBjqn31MgI&hl=fr&ei=lhxQSq7nMIWjtgeN95isBA&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=3