par Abdelmalek El Janati
Les Philippines sont un pays où l’État ne monopolise toujours pas la violence légitime. A l’instar de l’éparpillement du pouvoir politique, en fonction des dynasties politiques, qui rappellent les suzerains se comportant en rois chacun dans son fief, l’utilisation et le recours à la violence est tributaire de cette dispersion. Alors que la police nationale des Philippines avance seulement qu’il y a eu au 16 assassinats extrajudiciaires, comprenant juges et avocats entre 1999 jusqu’à 2006, le Conseil de la défense des libertés des Philippins (CODAL), soutiennent plutôt que 10 juges et 15 avocats ont été tués depuis le début du mandat d’Arroyo, qui avait été jusqu’alors vice-présidente avant le 20 janvier 2001, date de la destitution du président Estrada. Officiellement élue à titre de présidente, le 10 mai 2004 pour un mandat de six ans, elle a tenté d’imposer l’État d’urgence en février 2006, avant que la Cour suprême révoque cette déclaration quelques semaines plus tard. Selon la Fédération internationale des journalistes et l’Union nationale des journalistes des Philippines, 50 assassinats ont été enregistrés à l’endroit des travailleurs des médias depuis les débuts de l’administration d’Arroyo dont 9 entre janvier et juillet 2006. Cela n’est qu’une partie des 765 assassinats comptés par Karapatan (alliance du développement et droits du peuple) depuis 2001[1].
L’impunité, la partialité de la police et de la justice rendent bien difficiles la possibilité pour les victimes de tenter de lancer des poursuites. Souvent, la police répond aux plaintes déposées en affirmant qu’elles ne sont pas fondées. De plus, aucune sorte d’indemnisation ou de protection des témoins dignes d’un État souverain n’existent. Selon Human Rights Watch, aucun auteur présumé des ces assassinats n’a été poursuivi avec succès, alors que la Commission présidentielle d’investigation a seulement conclu que « quelques éléments militaires étaient derrière l’assassinat des activistes »[2].
Aujourd’hui, les assassinats, la torture et les disparitions forcées sont le lot essentiellement des militants des droits de l’homme, des leaders des travailleurs et des paysans, des prêtres, des journalistes, des juges et avocats, et des militants de la gauche.[3]
Pour expliquer la complexité à laquelle a fait face Aquino lorsqu’elle a voulu l’ordre après la dictature de Marcos et restaurer les structures démocratiques, Hutchcroft suggère quatre obstacles. Je vais ici les reprendre à mon compte pour expliquer la situation actuelle. En premier lieu, la politisation et la présence des militaires sur la scène politique depuis la déclaration de la loi martiale en 1972 par Ferdinand Marcos. Une présence qui pèse lourdement sur la scène publique philippine et rend l’action politique condamnée à demeurer sous le contrôle de l’armée tout en vidant le processus politique de sa substance démocratique. Ensuite l’insurrection maoïste du parti communiste philippin (PCP) reflétant les énormes clivages sociaux qui, avec les sécessionnistes musulmans à l’île de Mindanao, n’attirent pas l’attention des gouvernements successifs. L’insurrection et la sécession, au même titre que la politisation de l’armée sont les manifestations de l’éclatement de la légitimité du régime politique et du recours de chaque composante de l’échiquier politique à ses propres moyens pour faire prévaloir ses revendications et donc imposer sa loi. Cela rend l’assassinat politique plus ou moins accepté ou au moins toléré par l’opinion locale. En troisième lieu, la restauration des processus électoraux et représentatifs après le départ de Marcos a signifié le retour des caciques et des anciens clans locaux. Tant que les forces sous-tendant le régime sont présentes, un changement politique ne peut être que de façade leur permettant ainsi de tirer profit du processus électoral tout en maintenant leur propre loi martiale (les assassinats politiques). Enfin, malgré l’expansion numérique des partis leurs programmes politiques restent très similaires[4], ce qui discrédite l’action politique légale et laisse désirer une révolte plutôt que la participation formelle d’après les canaux dont dispose la vie politique officielle.
Si ces cinq facteurs sont indirectement liés au climat de méfiance et d’assassinats politiques au pays, il faut aussi à souligner le facteur qui a directement le plus d’impact sur le déclenchement de ce sinistre phénomène. Depuis que la présidente Arroyo s’est lancée dans sa « guerre totale contre le terrorisme », les Philippines sont devenues un champ de guerre non déclarée contre toutes ces catégories de personnes énumérées précèdemment.[5] La guerre contre le terrorisme est une couverture efficace pour enterrer ses opposants tout en échappant au poids des critiques et des yeux curieux des observateurs.
Ainsi, l’assassinat politique est une façon qui rappelle le féodalisme de régler ses comptes sans égard[6] à la loi ni aux autres institutions qui sont censées représenter la légitimité. Ces assassinats expriment tout autant l’incapacité de celles-ci à s’imposer que la croissance des opérations extralégales. À long-terme, ces deux dynamiques pourraient mener vers un début de guerre civile, à tout le moins à une désintégration de l’État, surtout dans un contexte marqué par l’absence d’une véritable alternative.
[1] Ces recensements et chiffres sont extraits des rapports d’Asian Human Rights Commission (AHRC) et surtout son rapport sur les Philippines de décembre 2006. Aussi pour une connaissance plus détaillée, l’article de David Camroux est fort important au site : http://www.monde-diplomatique.fr/2006/06/CAMROUX/13535.
[2] Paul Hutchcroft ; http://muse.jhu.edu/journals/journal_of_democracy/v019/19.1hutchcroft.html
[3] AHRC : http://material.ahrchk.net/hrreport/2006/Philippines2006.pdf
[4] Paul Hutchcroft ; Op. Cit
[5] http://www.counterpunch.org/petras03172006.html
[6] L’assassinat politique est un legs feudal, exactement comme le pouvoir des propriétaires terriens, qui rappelle la personnalisation du pouvoir politique au sein duquel l’exécution, sans jugement et en plein public, fait partie de la vie publique, et où il n’ y a pas de limites strictes entre exécution et assassinat, entre un tuer par « l’État » et un tuer « privé ». Benedict Anderson : Murder and Progress in modern Siam. P. 176